Comme une déferlante, la pièce de Tony Kushner a balayé le début des années 1990. Première grande fresque sur le sida, elle décrit la terreur répandue par ce virus qui décharne ses victimes et le silence honteux qui recouvre la maladie. Mais la pièce fleuve – sept heures à l’origine, trois ici – est aussi un manifeste politique, reliant l’ostracisme qui frappe les homosexuels au reaganisme triomphant : le titre complet est d’ailleurs Angels in America : une fantaisie gay sur des thèmes nationaux.

Que reste-t-il de tout cela, trente ans plus tard, dans l’adaptation portée sur la scène de la Comédie-Française par Arnaud Desplechin ? A l’heure des trithérapies, la tragédie est toujours celle des destins brisés, elle n’est plus celle des victimes niées. En fait, l’époque inaugurée par Angels in America s’est close avec 120 battements par minute (2017), le film de Robin Campillo retraçant la lutte d’Act up.

Il flotte donc un parfum désuet tout au long du spectacle. Ces anges ont vieilli, et pour certains mal vieilli. Il y a du fantôme en eux. Desplechin cherche l’intimisme d’un jeu de cinéma, comme s’il filmait en gros plan, et embrume un peu plus l’ensemble. Domine alors la violence du combat mené par Roy Cohn, avocat reaganien, ami du jeune Trump, tonitruant et extrémiste. Malade du sida mais le niant comme il nie son homosexualité (« Je suis un hétéro qui s’éclate avec des mecs »), il incarne la cécité volontaire, politique, morale. Michel Vuillermoz prête sa fougue et sa démesure à ce personnage réel, qui devient le véritable héros de la pièce : l’ennemi a mieux vieilli que les victimes. Quand, dans les fièvres, il reçoit la visite du spectre de la communiste Ethel Rosenberg, qu’il envoya, jeune avocat maccarthyste, sur la chaise électrique, la vérité des Etats-Unis surgit : ce pays est lourd de ses fantômes, des cadavres dans les placards. Les anges passent, les pièces fanent, les disparus s’oublient, demeure l’Histoire.

« Angels in America », de Tony Kushner, mise en scène d’Arnaud Desplechin, à la Comédie-Française, à Paris, jusqu’au 27 mars 2020. www.comedie-francaise.fr