
Le contraste est saisissant. A l’extérieur de la Comédie-Française, un vent glacial balaie la place Colette, qui sombre dans l’obscurité hivernale. A l’intérieur de la salle Richelieu, la troupe en répétition affiche, elle, des couleurs inhabituellement chatoyantes et bigarrées. La comédienne Dominique Blanc déambule devant la scène avec des ailes d’ange. Sur les planches, l’acteur Gaël Kamilindi est vêtu d’un long trench-coat en velours rouge. Il s’apprête à incarner une ancienne drag-queen nommée Belize. Derrière eux, des images du quartier des affaires de Manhattan défilent sur un grand écran. Bienvenue dans les coulisses de l’événement théâtral de début 2020, Angels In America, dirigé par Arnaud Desplechin. Cette pièce culte, écrite en 1991 par Tony Kushner, raconte le destin d’une vingtaine de personnages, homosexuels pour la plupart, secoués par l’arrivée du sida dans l’Amérique de Ronald Reagan. Le cinéaste signe là sa deuxième mise en scène au Français, après l’excellent Père, d’August Strindberg (2015). Le pari est osé. Le chef-d’oeuvre de « fantaisie gay », comme le désigne lui-même Tony Kushner, est peu joué en France. Il vibre pourtant par sa contemporanéité, sa poésie et son romanesque. Pour le réalisateur, il s’impose aujourd’hui comme une oeuvre populaire, exigeante.
Pourquoi avez-vous eu envie de monter cette pièce ?
Arnaud Desplechin Pour ses résonances avec l’actualité. Comme beaucoup, j’ai été choqué par l’élection de Donald Trump, en 2016. Le lendemain, un ami américain m’a écrit : « C’est une opportunité formidable pour apprendre. » Je ne suis pas un homme politique mais un metteur en scène. Alors, immédiatement, j’ai pensé : « Voilà une opportunité formidable pour faire du théâtre. » Comme une réaction saine à la colère et l’effroi que j’éprouvais. Je me suis replongé dans le texte de Tony Kushner, qui se déroule au début des années 1990, sous la présidence de Ronald Reagan. Et deux échos historiques me sont apparus. Le premier est politique : Roy Cohn, l’un des personnages centraux de la pièce, a réellement existé. Cet avocat, bras droit du sénateur Joseph McCarthy, a aussi été l’un des conseillers de Donald Trump [dans les années 1970 et 1980]. Le second est écologique : dans Angels in America, il est question de l’accident nucléaire de Tchernobyl. De Reagan à Trump, de Tchernobyl à la catastrophe de Fukushima… L’histoire bégaie. Il aura fallu trois ans pour que le projet voie le jour. Mais je suis ravi que ce spectacle puisse être joué pendant la gouvernance du 45e président des Etats-Unis.
Mais notre actualité est aussi très différente. Le rapport au sida, au centre du texte, n’est plus le même qu’au début des années 1990.
A. D. Les luttes passées éclairent celles d’aujourd’hui. J’ai été bouleversé par le dernier film de Robin Campillo, 120 Battements par minute, qui retrace le parcours de plusieurs militants d’Act Up dans les années 1990. Ces activistes et les personnes infectées par le virus avaient une connaissance du sida que les médecins ne possédaient pas encore. Ils ont fait avancer la science et fait vaciller les certitudes sur la maladie. Avec l’entrée d’Angels in America au répertoire de la Comédie-Française, je veux placer cette histoire au coeur du système en disant à quel point ces gens ont été glorieux et victorieux. Comme les personnages du film de Robin Campillo, ces héros appartenaient à des mouvements de contestation magnifiques.

Arnaud Desplechin donne ses indications à Jérémy Lopez et Christophe Montenez.
© / Christophe Raynaud de Lage / Comédie Française / SDP
Comme dans votre dernier film, Roubaix, une lumière, vous placez les protagonistes homosexuels au premier plan. Quel sens donnez-vous à ce choix ?
A. D. La crise de l’universel et la question de la représentation des singuliers est un sujet éminemment contemporain. Il y a un problème passionnant à résoudre : comment raconter des histoires d’amour gay de telle sorte qu’elles soient absolument universelles, tout en conservant leur singularité homosexuelle. Dans l’esprit de chacun, les histoires d’amour hétérosexuelles ont un privilège scandaleux : elles parlent à tout le monde. Prenez le film A Star Is Born par exemple, qu’il s’agisse de la version de Bradley Cooper ou de celle de George Cukor, n’importe quelle communauté peut s’y retrouver. Et bien, avec Tony Kushner, c’est ce privilège que je veux bousculer, en imposant le singulier comme une valeur universelle. C’est ce qui, à mon sens, n’est pas atteint dans la version télévisée d’Angels in America réalisée par Mike Nichols en 2003. Et c’est ce que j’essaie de faire ici.
De quelle façon ?
A. D. Dans sa version originale, le spectacle dure six heures. Sur la scène de la Comédie-Française, il n’en comptera que trois. En condensant les histoires de coeur, la matière amoureuse s’enflamme mieux. Les couples nous importent plus. L’énergie circule. Ensuite, la clef de la réussite tient à la distribution. J’ai choisi des comédiens qui sont tous virils à leur manière. En multipliant les singularités, il se passe quelque chose de très érotique sur scène et j’espère que tout le monde peut y être sensible.
Tony Kushner insiste dans le livret pour que les comédiens jouent tous plusieurs personnages. Cela change-t-il votre rapport à la direction d’acteur ?
A. D. Non, justement. De façon générale, cet auteur est très influencé par le cinéma, qu’il cherche à concurrencer. Angels In America invente au théâtre le split-screen : une scène partagée en deux, où le spectateur suit deux actions simultanées. J’aime ces influences mélangées. On est à la fois chez Shakespeare, chez Brecht, à Broadway. Et c’est précisément l’impureté de son écriture qui me donne des ailes et m’autorise moi, cinéaste, à monter une pièce de théâtre. Je n’aurais jamais l’audace, par exemple, de diriger un Shakespeare. Je me sens illégitime.
Pourtant vous avez monté Père, de Strindberg, en 2015. Une pièce plus classique.
A. D. C’est vrai. Mais je me suis appuyé sur le travail d’Ingmar Bergman, que je connais bien, pour y arriver. Le cinéaste suédois éclairait Strindberg en montrant comment l’amertume et la haine sont les visages malheureux de l’amour. C’est grâce à lui que je me suis senti légitime pour m’emparer de ce texte. Mais Père est une pièce funèbre, aux antipodes d’Angels In America, qui met en scène l’appétit de vivre, la rébellion et la joie, malgré l’épidémie, la mort et l’effondrement des utopies.
De quelle façon le théâtre enrichit-il votre cinéma ?
A. D. Cette expérience me pousse à accorder encore plus confiance aux acteurs. Sur un plateau de cinéma, vous pouvez surveiller un comédien, en le guidant entre les prises, en l’encourageant… Au théâtre, une fois qu’il est sur scène, vous ne pouvez plus faire grand-chose. Mais c’est précisément la beauté du théâtre !
Angels In America, de Tony Kushner. Comédie-Française, Paris (Ier). Du 18 janvier au 27 mars.