Quand on pénètre sur le parking anonyme du 2245 East Washington Boulevard, rien ne permet de deviner la vocation de ce bâtiment en brique blanche protégé du soleil (27°C ce jour-là…). Un laboratoire, une galerie d’art, un restaurant, un studio d’enregistrement? Vous y êtes presque: welcome to the L.A. Dance Project, la compagnie fondée par Benjamin Millepied. La vibration des lieux, particulièrement douce et apaisée, frappe d’emblée. Comme surprend la première et immanquable porte, tout près de l’entrée, des « All gender restrooms » (toilettes non sexuées), qui annonce le « genre » de la maison. Vous entrez ici dans un espace indépendant, à caractère utopique, comme le démontre la galerie de portraits des danseurs de toute origine, affichée sur les murs devant la salle de répétition. La compagnie se revendique à 9000 kilomètres de l’univers très normatif de l’Opéra de Paris, que Benjamin Millepied dirigea pendant deux brèves années, de 2014 à 2016, et qu’il quitta avec fracas. Au mur s’alignent aussi, sans complexe, les sponsors du L.A. Dance Project: Van Cleef & Arpels, Netflix, mais également des donateurs privés (dont Millepied et Natalie Portman, son épouse).

Cheveux en bataille et tee-shirt, le chorégraphe arrive dans une discrète Tesla, file aussitôt au studio, refuse poliment de serrer la main (« C’est pour vous protéger! « ). Deux semaines avant les premières mesures de « distanciation », l’ancien danseur étoile du New York City Ballet assume l’assurance instinctive et inquiète, presciente et pressée, de celui qui sait où il va, ce qu’il veut. Surtout de ce qu’il ne veut pas.

« Je me suis débarrassé de l’affrontement entre deux communautés différentes. C’est pour cela que je l’appelle Roméo et Juliette, suite. (…) C’est l’histoire d’un amour universel. Point. »

Répétition 'Roméo et Juliette, suite', de Benjamin Millepied

« ‘Roméo et Juliette, suite’ est une série de tableaux qui me permettent de faire jouer, d’un soir à l’autre, un homme et une femme, une femme et une femme, un homme et un homme », précise le chorégraphe.

© / – (c) Susan Meiselas/Magnum pour L’Express Dix

Pourquoi avoir décidé d’adapter le ballet Roméo et Juliette (1935), de Prokofiev? Cela remonte à des racines profondes? Personnelles, intellectuelles?

Benjamin Millepied : Il y a des partitions que j’écoute depuis longtemps. Et puis, soudain, je sens que c’est le moment. Pour Roméo et Juliette, c’est très particulier: je connais cette oeuvre depuis toujours, mais j’ai entretenu beaucoup de distance avec elle. Sûrement, parce que cela a été extrêmement joué. Et qu’à force de l’écouter, c’était presque devenu une musique d’ascenseur pour moi!

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Vous prenez un risque avec une partition magnifique, certes, mais qui fonctionne presque comme un cliché dans notre inconscient musical, au moins en ce qui concerne la composition la Danse des chevaliers. De la publicité Chanel pour le parfum Egoïste aux compilations des grands airs classiques…

La première fois que j’ai vu Roméo et Juliette, c’était dans une production très bien dansée de Kenneth MacMillan. J’avais 14 ans et j’en ai gardé un souvenir merveilleux. Après, je ne me souviens plus exactement quand la pub Egoïste est sortie, mais cela a dû avoir forcément une influence [sourires]. Lorsque j’ai écouté attentivement la musique de Prokofiev pour la mettre en scène, ce sont les images d’un film fantastique qui se sont imposées à moi. Je l’ai d’abord pensé comme un long métrage. Avec une réinvention de Shakespeare dans une situation très urbaine, à Los Angeles, des personnages qui jouent et qui dansent. Je fais de la vidéo depuis que j’ai commencé à chorégraphier (2005) et la caméra m’aide beaucoup. Cela n’exclut pas, bien sûr, d’avoir des pas de deux mais la vidéo permet de réfléchir à un récit qui s’apparente à du cinéma.

Benjamin Millepied

« Je ne cherche pas à avoir un propos. Ni à faire du hip-hop sur Prokofiev! », Benjamin Millepied

© / – (c) Susan Meiselas/Magnum pour L’Express Dix

Outre la musique, il y a aussi le mythe qui traverse les époques. Comment transpose-t-on, dans le monde d’aujourd’hui, les enjeux de Roméo et Juliette, cette pièce écrite par Shakespeare en 1597?

C’est l’histoire d’un amour impossible entre deux individus. Et puis une tragédie. Je me suis débarrassé de l’affrontement entre deux communautés différentes. C’est pour cela que je l’appelle Roméo et Juliette, suite. C’est plutôt une série de tableaux qui me permettent de faire jouer d’un soir à l’autre un homme et une femme, une femme et une femme, un homme et un homme… C’est l’histoire d’un amour universel. Point. Je ne cherche pas à avoir un propos. Ni à faire du hip-hop sur Prokofiev! Mais quand il a fallu adapter Roméo et Juliette pour la scène, je me suis dit: « Pourquoi ce devrait être absolument un homme et une femme? » Proposons une histoire à laquelle tout le monde puisse s’identifier! Certains auront envie de venir parce que ce sont deux femmes. D’autres, parce qu’il s’agit de deux hommes et ainsi de suite. C’est assez magique de se dire qu’on va confronter des gens, qui ne s’y attendent pas forcément, à voir deux femmes s’embrasser sur scène!

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Ne cherchez-vous pas, néanmoins, à heurter une audience conservatrice qui pourrait considérer comme sacrées les oeuvres de Shakespeare, de Prokofiev… Ou tout simplement le couple hétérosexuel?

Vous avez sans doute raison, mais je ne pense pas à cela! Bien sûr, cela peut heurter des gens qui considèrent que l’homosexualité est une maladie. Si c’est le cas, tant mieux, même si je ne le fais pas pour cela. Si je mets en scène de cette manière, c’est parce qu’il s’agit, encore une fois, d’une évidence pour moi. Je me demande d’ailleurs comment cela va se passer le soir de l’ouverture. Choisirai-je un homme et une femme, une femme et une femme? Je crois que j’opterai pour la distribution qui me passionne le plus!

« Je veux créer un monde visuel et musical, comme un film impressionniste, comme un rêve. La liberté d’une femme qui va fuir un mari possessif »

Vous avez aussi un autre projet pharaonique en préparation: Carmen au cinéma!

Oui, mais je n’utilise pas la partition de Bizet. C’est le compositeur américain Nicholas Britell qui a écrit la musique originale, et je ne reproduis pas non plus le livret. Je transpose Carmen dans une communauté de Tziganes, les Ludar, arrivés de Roumanie au Mexique, au début du XXe siècle… Alors qu’ils pensaient arriver aux Etats-Unis! C’est l’idée d’un personnage foncièrement libre, qui n’a pas de rapport aux frontières. Je veux créer un monde visuel et musical, comme un film impressionniste, comme un rêve. La liberté d’une femme qui va fuir un mari possessif. Je ne suis pas dans une histoire où Carmen va être punie et mourir pour avoir péché et pour sa liberté sexuelle.

Roméo et Juliette et Carmen, deux « monstres sacrés » dans la même année! Et deux interprétations très « progressistes » de deux grands classiques…

Je suis venu à la danse tard et j’ai passé beaucoup de temps à acquérir une virtuosité technique, tout en essayant de garder une expression totale de moi-même. Aujourd’hui, je veux que mes danseurs soient eux-mêmes le plus possible. A partir du moment où l’on est attaché à l’idée que les gens en face de vous s’épanouissent, cela ouvre à tout. C’est une démarche que j’ai adoptée depuis toujours. Mais je ne suis pas naïf: j’ai grandi avec des choses qui ne me semblaient pas racistes et qui l’étaient. J’ai eu des préjugés. J’ai évolué. Comme nous tous. Nous avons vécu dans une France où, à une époque, c’était « OK » de faire certaines blagues, Aujourd’hui, il faut changer la façon dont on voit et fait les choses.

Benjamin Millepied

« Je veux que mes danseurs soient eux-mêmes le plus possible. A partir du moment où l ‘on est attaché à l’idée que les gens en face de vous s’épanouissent, cela ouvre à tout », assure Benjamin Millepied.

© / – (c) Susan Meiselas/Magnum pour L’Express Dix

Avec Natalie Portman, vous êtes très sensibles aux questions féministes. Et grands lecteurs de Rebecca Solnit, théoricienne de cette tendance qu’ont les hommes de monopoliser le discours, du « mansplaining »

Oui, j’adore Rebecca Solnit! Nous avons parfois des attitudes, des mécanismes dont nous ne nous rendons pas compte. Quand on constitue une compagnie, on doit par exemple se demander si l’on a bien étudié l’éventail des profils et pas seulement les trois candidats les plus évidents. Mais cela ne se fait pas d’un claquement de doigts. A l’Opéra de Paris, j’ai essayé d’aller contre une tendance à accepter l’idée que si vous êtes black, vous n’allez pas danser le rôle principal. Je disais: « Non, mais non! Si on veut que tous les publics puissent s’identifier, il faut que cela change! » Nous avons eu ce débat autour de la mise en scène de La Bayadère: faut-il peindre ou ne pas peindre les enfants en noir? Mais imaginez un seul instant une famille noire qui vient voir le spectacle? Que vont-ils ressentir à se voir représentés de manière grotesque, même si c’est Noureev d’après une version soviétique d’un ballet du xixe? On ne peut se contenter de se dire: « On a toujours fait comme cela, alors refaisons-le! » Non. L’art doit représenter la communauté dans laquelle on vit, les questionnements de l’époque.

Vous pourriez être taxé de politiquement correct… Le Californien d’adoption qui importe son puritanisme?

Ce n’est pas du « politiquement correct »! Essayez de penser a contrario. Imaginez que vous alliez voir le même spectacle avec une salle à 90 % noire, que vous êtes la seule famille blanche et que, sur scène, des petits Noirs sont peints en blanc: je pense que vous seriez troublé! Si on veut que le monde change, on doit se poser toutes ces questions. Je le fais à ma petite hauteur. Je pense fondamentalement que cela nous enrichit tous.

« Roméo et Juliette », de Prokofiev, initialement annoncé du 29 mai au 6 juin, à la Seine musicale, Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). www.laseinemusicale.com