
D’origine paysanne et de L’Hérault, l’élégant dramaturge français Jean-Claude Carrière, auquel Hollywood avait décerné en 2014 un Oscar d’honneur pour l’ensemble de son oeuvre, n’était jamais fatigué, disait-il. Lundi, il s’est éteint, à 89 ans. Sa vie est à elle seule plus qu’un roman, une véritable odyssée, un chemin fait de mille aventures au cours duquel il aura mis sa plume insatiable au service de tous les genres d’écriture, oeuvrant comme scénariste durant deux décennies avec Luis Buñuel – Le Journal d’une femme de chambre (1964), Belle de jour (1967), Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Cet obscur objet du désir (1977) – ainsi qu’avec Louis Malle, Jean-Paul Rappeneau, Milos Forman, Jean-Luc Godard, Volker Schlöndorf, Andrzej Wajda ou Peter Brook avec lequel il aura monté l’une des pièces les plus longues de l’histoire, Le Mahabharata (1985). La mort de Jean-Claude Carrière, c’est une bibliothèque qui brûle.
En 1990, un entretien impromptu
Souvenirs… Ce soir de 5 juillet 1990, Jean-Claude Carrière a accepté l’entretien destiné à une petite revue de cinéma. Il a proposé à l’étudiant que j’étais de le retrouver chez lui, à 18 h, dans son hôtel particulier parisien – où avait vécu avant lui Stefan Zweig. L’entretien est censé durer tout au plus, trente minutes, sauf que deux heures plus tard, le scénariste s’est pris au jeu et parle encore des films, des acteurs, cinéastes et écrivains qui l’ont fasciné.
Jean-Claude Carrière est affable, attentionné. Il parle avec douceur de sa passion pour le 7e art, du Metropolis de Fritz Lang aux Enfants du paradis, de Marcel Carné, qui l’ont ébloui, enfant, et du Dictateur, vu au Gaumont-Palace, « au lendemain de la guerre dans un cinéma bondé. » Un moment inoubliable. « Les gens riaient, pleuraient. Jamais, je n’ai ressenti aussi fort le sentiment de la victoire. C’était prodigieux. Laurel et Hardi, Buster Keaton, Chaplin, Lloyd et toute la bande, m’ont amené plus tard, d’une façon plus ou moins directe, à Jacques Tati et Pierre Etaix, qui m’ont ouvert la porte vers le cinéma. » Un article est paru dans la feuille de chou cinéphile, mais l’entretien fleuve était resté depuis trente ans dans un tiroir. En voici les bons passages.
L’Express : C’est donc avec Jacques Tati et Pierre Étaix qu’ont eu lieu les premières rencontres importantes ?
Jean-Claude Carrière : Oui, c’était en 1955. J’avais publié un premier roman chez Laffont, lequel avait un contrat avec Tati, pour adapter deux livres, Hulot et Mon Oncle, et il a organisé un concours parmi les jeunes romanciers de la maison. Tati a choisi mon chapitre, ce fut le grand coup de pot de ma vie – j’étais encore à Normal Sup’. Tati m’a tout de suite présenté à Étaix. On m’a mis dans une salle de montage avec le scénario et j’ai découvert la phrase clé : « Tout le problème est d’aller de ça à ça ! » C’est-à-dire du scénario au film.
Pourquoi avoir choisi la voie du scénario ?
Tout choix d’une vie est fait de mélange et de hasard. J’étais attiré par l’écriture, très jeune, j’avais écrit une pièce de théâtre, alors j’ai voulu continuer dans cette voie. C’est une question de tempérament. J’ai toujours eu un caractère curieux, folâtrant. Avec Étaix, nous avons coréalisé deux premiers longs-métrages, le deuxième nous a valu un Oscar à Hollywood et a permis à notre producteur de faire Le Soupirant, qui a obtenu le prix Louis Delluc.
Vous avez également été acteur ?
Oui, c’est indispensable, dans Le Soupirant, je crois que je joue quatorze rôles ! Mais avant même ce film, j’ai fait de la télévision, avec Pierre Étaix. Nous collaborions à une émission humoristique qui s’appelait La Boîte à sel. Tout était en direct, c’était le charme de la télévision. Du coup, pendant une grande partie de mon service militaire, j’ai dû faire le mur le soir pour venir jouer à la télé _ Georges Brassens, qui avait une maison à côté, me prenait souvent en auto-stop, dans sa DS. Le problème, c’est que mon capitaine regardait la télé le soir, il fallait donc que je me maquille très sérieusement afin qu’il ne me reconnaisse pas.
Lorsque vous écrivez un scénario, savez-vous quel comédien jouera tel rôle ?
Comme le scénario est une espèce de rêve idéalisé et que l’on sait très bien, qu’ensuite, les concessions vont commencer, oui, je préfère savoir que ce sont Jean Carmet et Jean-Pierre Marielle qui vont jouer Bouvard et Pécuchet. Ou qu’il s’agit de Depardieu pour Danton, Cyrano, Martin Guerre… il m’est très précieux de savoir que c’est lui qui va jouer tel ou tel rôle.
Depardieu n’est-il pas l’un de vos acteurs fétiches ?
Oui, je l’aime énormément. Lui et Carnet sont deux acteurs que j’apprécie beaucoup, comme Michel Piccoli, Miou-Miou… Ils sont très professionnels et en même temps, ils ont réussi à rester vivants, c’est-à-dire surprenants. Miou-Miou, dans Milou en mai, par exemple, est étonnante, car son rôle est à l’opposé de ce qu’elle est, et le résultat est troublant. Si l’on prend une petite bourgeoise étriquée pour jouer un rôle de bourgeoise étriquée, on n’ira pas plus loin que le personnage, mais si on prend Miou-Miou pour jouer ce rôle, elle va apporter une chair, une dimension supplémentaire.
Parlez-nous de votre collaboration avec Luis Buñuel.
J’ai rencontré Buñuel en 1963. Notre collaboration a duré dix-neuf ans et notre premier film a été Le Journal d’une femme de chambre, tourné en 1964. Avec lui, c’était davantage un lien parental qu’un lien professionnel. Travailler avec Luis, c’était vivre avec lui. C’était quitter ce monde pour partir dans un endroit isolé pendant des semaines, dans un pays, de préférence de langue espagnole, en Espagne ou au Mexique. J’ai calculé que j’ai pris deux mille repas avec lui dans ma vie. C’était presque une osmose entre deux personnages, deux générations différentes. À ce niveau d’exigence, il faut être dedicated, c’est-à-dire engagé, soumis, dévoué à ce que vous faites. Donc, pas d’amis, pas de femmes, mais travail absolu, chasteté et solitude. C’est très dur de passer cinq ou six semaines loin du monde. Pour écrire Le Charme discret de la bourgeoisie, il nous a fallu cinq séjours de ce genre sur une période de deux ans ! Mais quand j’y pense aujourd’hui, ce furent parmi les plus beaux moments de ma vie. Personne ne réalise le sérieux d’un tel travail.
L’écriture d’un scénario suppose la même qualité et le même talent que pour écrire une pièce de théâtre, et nécessite, en plus, des connaissances techniques. Cela demande en outre de l’humilité, parce que le film sera de toute façon celui du metteur en scène. Mais si vous êtes curieux, c’est formidable, aucune porte ne vous est fermée. Je suis allé voir autant Kissinger que les scientifiques les plus connus, comme je suis allé passer récemment quatre jours chez les Yanomami, dans la jungle, au nord du Brésil, près du Venezuela, à 450 kilomètres de tout endroit habité. Cela dit, si on considère que l’on doit passer sa vie à dorer sa belle petite statue, ça ne marche pas. La gloire est une notion romantique, aujourd’hui quelque peu troublée par les médias. Si la gloire, c’est avoir la couverture de Paris Match, alors je ne préfère pas l’avoir ! Ainsi, au début de cette année (en 1990, NDLR), j’ai quatre films qui sont sortis, j’ai eu ma photo partout, j’ai donné un tas d’interviews… maintenant, pour travailler sérieusement sur mon prochain film, il faut que j’abandonne tout cela, que je me concentre, que je retrouve l’anonymat.
Comme arrivez-vous à tout mener de front ?
On me demande souvent : « Comment fais-tu pour faire tant de choses et en même temps être aussi disponible ? » Cela me semble naturel. Je ne comprends pas l’attitude inverse, qui consiste à être constamment mangé par le temps, au point de ne plus l’avoir. Il suffit de vouloir prendre son temps. Ainsi, si je pense qu’il me faut quatre mois pour écrire un scénario, j’en demande six !
Votre adaptation du Mahabharata a par exemple duré dix ans ?
Onze ans même ! C’est l’exemple type d’une entreprise qui ne se serait pas faite si, dès le début, Peter Brook et moi-même, nous nous étions fixé une date. Il m’a déclaré tout de suite: « Ce devra être aussi long que ce devra l’être. Ne t’inquiète ni de la date ni de la longueur de la pièce ! » D’ailleurs, la pièce le Mahabharata dure huit heures quarante !
Vous avez des astuces pour gérer votre temps ?
Je ne roule jamais en voiture dans Paris. Je lis un livre par jour dans les métros, les taxis. Je dîne très peu en ville, je ne prends pas de week-end ni de vacances. Et me réserve chaque semaine deux demi-journées durant lesquelles je prends rendez-vous avec moi-même ! C’est formidable de pouvoir errer dans les rues, de passer des après-midis à l’hôtel Drouot, d’aller dans les cafés. Je laisse traîner l’oreille, c’est très précieux d’écouter les gens, de les regarder. Souvent, je vais m’asseoir à la terrasse des bistrots avec des filles de Pigalle avec lesquelles je suis très copain et qui me racontent un tas d’histoires. Tout cela fait partie de mon travail. Tati travaillait beaucoup comme cela, à la terrasse des cafés.
Quel est selon vous le propre du cinéma ?
Le montage. Oui, la vraie originalité du langage cinématographique est le montage. Une caméra filme un plan fixe dans lequel le personnage rentre et sort, puis cela se termine. Imaginez que vous êtes une caméra et que vous me filmez en plan rapproché. Je me lève et je vais jusqu’à la fenêtre. Vous me suivez avec la caméra et là, vous coupez. Vous avez un gros plan de moi regardant dehors. Puis vous avez un plan de ma femme avec son amant, dans le jardin, là, vous coupez. Vous revenez sur mon visage, l’air furieux ou souriant, peu importe ma réaction. Cela, c’est le propre du langage cinématographique, qui n’appartient à aucune autre forme d’expression. On montre une série de scènes imagées qui se suivent et chacune élimine la précédente, et pourtant la suit. Ou encore, un homme regarde une rue. La rue, c’est ce qu’il regarde, et bien, cela n’a pas été évident, il a fallu des années pour que notre oeil et notre cerveau s’habituent à cela. Godard l’a dit mille fois d’une autre façon. Le coeur du cinéma, c’est cela, le découpage, le montage.
Quelle différence faites-vous entre le cinéma et le théâtre ?
Le cinéma est un art réaliste. Tout spectateur de cinéma est, je crois, un petit saint Thomas en herbe qui croit à la réalité de ce qu’il voit. Il ne peut pas en douter. Tandis qu’au théâtre, on baigne dans la fiction. L’émotion théâtrale garde son emprise, mais l’approche reste très différente. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir ce que Victor Hugo en penserait. Lorsque j’ai commencé à faire du théâtre dans les années 1960, on m’a dit : « Mais pourquoi fais-tu du théâtre ? C’est complètement idiot, le cinéma, la télévision, la technique, les câbles, les machins, vont tout bouffer ! ». En réalité, le théâtre a envahi la planète entière. Des formes nouvelles sont apparues, il est plus vivant que jamais. L’an dernier, on a monté plus de mille spectacles en France. Aujourd’hui, l’expression théâtrale est libre, ce qui n’était pas le cas il y a cinquante ans. Aussi, le théâtre est devenu un art de la suggestion, beaucoup plus qu’un art de la représentation.
Quels sont vos projets ?
Je travaille sur La Tempête, mise en scène par Peter Brook, dont j’ai refait la version française. Pour cette pièce, nous partons à Tokyo, où nous allons jouer un mois, en septembre. Nous y sommes déjà allés pour le Mahabharata et pour La Tragédie de Carmen, et nous y avons inauguré un théâtre.
Le Japon vous fascine-t-il ?
C’est un pays que je ne connais pas assez. Je me souviens surtout de mon travail avec Nagisa Oshima, de quelques voyages et de la beauté de Kyoto. J’adore les spectacles d’arts martiaux japonais, et particulièrement les tournois de sumo. J’ai un jour vu un spectacle magnifique. C’était à la gare de Tokyo, noire de petits hommes bruns vêtus de vêtements classiques. Et tout à coup, la foule s’est ouverte, un géant s’est avancé, un sumotori, dans son vêtement traditionnel, avec son chignon. C’était extraordinaire. On aurait dit le passage d’un dieu. La foule s’écartait avec une sorte d’étonnant respect. Un siècle en traversait un autre. C’était très impressionnant. Vous savez qu’il leur faut deux sièges dans les avions ?
Jean-Claude Carrière, si vous étiez un morceau de musique ?
Un morceau de musique indienne. Une musique du soir indienne.
Un poète ?
Villon.
Un tableau ?
Il y a mille tableaux qui n’en font qu’un ! En tout cas ce ne serait pas français, ce serait espagnol. Velázquez ou Goya.
Un mystère ?
Le mystère de la double nature. Je n’en dis pas plus parce que c’est un mystère.
Un événement ?
L’apocalypse ! C’est cela que l’on aimerait vivre. Mon plus grand regret serait que la fin du monde ait lieu et que je ne la voie pas. Comment ? La fin du monde a eu lieu, et on ne me l’a pas dit ?
Un livre ou le titre d’un livre ?
Fictions, de Borges, que j’ai eu le bonheur de connaître. C’était l’un des grands jours de ma vie. J’ai eu la chance de rencontrer un certain nombre de maîtres, Borges, Georges Dumézil, Henri Michaux.. mais, malheureusement, pas l’exceptionnelle Marguerite Yourcenar.