
Dans la grande salle retrouvée du théâtre du Rond-Point, Monsieur Fraize, le petit gars coincé en pantalon trop court, change de sexe. C’est Madame Fraize qui monte sur la scène en décolleté vert et souliers rouges à talons hauts. Le noir se fait, on se tait et on entend alors le gratouillis du saphir posé sur le sillon encombré de poussières, usé, rayé, d’un 33 tours. Alors, avant même que ne tombe la première note de guitare, on est pris de mélancolie. Ces quelques secondes ineffables où le silence craque sous le bras du pick-up, et c’est parti, mi la# si do, les souvenirs crissent à la première mesure reconnaissable de l’intro de Piensa en mi. Le frisson est pour tout le monde. Même pour ceux qui n’ont jamais écouté un microsillon.
Reprise de l’intro. Encore et encore. On dirait que c’est rayé. Mais non, ce sont les musiciens qui attendent que la chanteuse atteigne le micro. Elle prend son temps, Madame Fraize. Pour elle, on reprend l’intro, ad libitum, ad nauseam, ad crispatum. Ça y est, elle est devant le micro, mais n’ouvre pas la bouche. Elle minaude. Bat des cils, sourit beaucoup, son regard noyé de reconnaissance enveloppe le public, le tient à sa merci, il est suspendu à ses lèvres, le public. Il retient son souffle quand elle ouvre enfin la bouche… Mais rien ne sort… Elle se reprend, soupire, sourit, et c’est reparti pour un tour d’intro. On va quand même pas y passer la nuit ! Non, voilà que le tempo ralentit, annonçant l’entrée de la voix… Elle s’élance, comme au bord de l’inévitable, mais la voix ne suit pas l’élan, pas encore, pas cette fois. Là, les gens commencent à rire, pas tous, pas en même temps, c’est pourtant la chanson la plus triste de la terre, surtout pour ceux qui l’ont reconnue, qui se souviennent de la voix éraillée de la vieille, très vieille et sublime Chavela Vargas. Et pourtant ils rient. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a de drôle dans l’attente de cette chanson ? Est-ce que Madame Fraize est en train d’inventer le comique d’exaspération, avec cette intro qui n’en finit pas ? Est-ce qu’elle se marre à nos dépens ? C’est le public, tout à coup, qui est comique, ridicule avec son attente dévote, passive, soumise, capable de supporter ça. Au nom de quoi et par quel maléfice ?
Le talent de l’acteur. Son culot. La puissance de sa présence. C’est un spectacle quantique : remise en cause du temps et de l’espace.
Elle chante enfin, et plutôt bien : « Pense aussi à moi quand tu voudras me tuer, je n’aime pas la vie, elle ne me sert à rien, sans toi. » On l’applaudit. Elle s’en va au fond de la scène, lentement, et, dos au public, elle remplit, remplit, n’en finit plus de remplir un verre d’eau, et plus ça dure plus on est content, fier d’arriver à supporter l’interminable écoulement.
Un principe s’était imposé à nous depuis l’invention du théâtre : dans sa représentation, le réel est raccourci, concentré, réduit à l’essentiel. Phrases déterminantes se succédant à un rythme effréné, pleines de trucs qui font avancer l’histoire. Faut toujours que l’histoire avance, et vite. Avec Madame Fraize, le réel prend son temps, s’étire, il n’en représente pas moins le réel. Elle en propose une face cachée, tabou, un dessous chic. Les silences de Madame Fraize sont chic, érotisés par le changement de sexe de l’acteur.
Elle se permet d’affronter Rita Hayworth dans le jeu du gant de Gilda. Le caoutchouc contre la soie. L’effort contre la grâce. Lassitude et frustration comme les deux chemins du même coït. Et Madame Fraize, enfin dégantée, de soupirer : « Heureusement qu’ils ont inventé le lave-vaisselle, à la fin du Moyen Age. » A la distorsion du temps historique elle ajoute l’expérience de la suspension. Il s’agit de faire tourner un tabouret de piano pour le hausser. Sauf qu’elle a beau tourner et tourner de plus en plus vite, le coussin ne s’élève pas. Autrement dit l’action n’avance plus du tout. Le temps est prisonnier d’une vis sans fin. C’est vertigineux.