Ce qui impressionne, sidère, intimide et scandalise le plus dans le premier défilé haute couture de Demna Gvasalia pour Balenciaga, c’est le silence. Une minute, passe encore, c’est la minute de silence en hommage au maître. Mais un quart d’heure vingt minutes sans une note de musique, pas même un son, rien que le bruit des pas des modèles sur la moquette, des frottements d’habits, et les soupirs retenus des spectateurs pétrifiés par cet événement considérable dont ils ont du mal à mesure l’ampleur, c’est fabuleux. C’est vertueux, cotonneux, religieux.

C’était le 7 juillet dernier, avenue George-V dans l’immeuble historique de la maison de couture de Cristobal Balenciaga (1895-1972). Je n’y étais pas. Je ne vais pas aux défilés de mode, ça m’ennuie, ou, pis, ça me fait mal, ces mannequins d’agence, stéréotypes narcissiques ambulants, déambulant de suffisance, leur maigreur, leur trop parfaite beauté, leur injuste jeunesse, et le chic androgyne actuel ne me console guère. Mais pour faire plaisir à Dora j’ai accepté de regarder la vidéo qu’elle m’annonçait comme un coup de tonnerre dans le monde de la mode. J’en avais tant vu qui ne retentissaient pas tant que ça. Sauf que là, le coup de tonnerre, c’était le silence… comme avant. Je ne sais pas si Demna Gvasalia est le premier à refaire ça depuis la nuit des temps anciens des défilés. Probablement pas. Personne n’est jamais le premier au concours d’audaces.

Gvasalia a retourné la tarte à la crème des BO du monde d’avant

Il y a encore deux jours, j’ignorais le nom de Demna Gvasalia. Sa collection prêt-à-porter printemps 2022 aura gravé ceci : sur les places habituellement réservées aux rédactrices de mode indéboulonnables, à Kanye West et à Kardashian, au grand patron et à sa famille royale, ce Géorgien de génie a installé des mannequins. Par la magie du grand remplacement des genres et des classes, les forçats du catwalk sont devenus les spectateurs du défilé dont ils eussent été, jadis, les pantins creux. Ironique et vengeresse chorégraphie au cours de laquelle ils singent le déhanchement des it-girls et des hot boys qui enregistrent au smartphone le passage des 44 modèles triés sur le volet du monde d’après, et surprise : ils ont tous le visage d’Eliza Douglas ! En guise d’accompagnement sonore, Demna Gvasalia a retourné la tarte à la crème des BO du monde d’avant, ne gardant de La vie en rose que le texte : « Quand il me prend dans ses bras qu’il me parle tout bas ». Numériquement débitées, ces paroles font résonner en nous quelque chose de Robert Bresson.

La prise de risque est morale, impérieuse. Comme était impérieuse la place que Courrèges accordait à la géométrie, et qui devait porter à Cristobal le coup de grâce. C’était il y a cinquante ans, on se marrait, alors, c’était révolutionnaire. Là, on frissonne, et c’est peut-être réactionnaire, tout dépend du sens que l’on donne à l’Histoire. Demna Gvasalia n’a pas vécu les dix premières années de sa vie de l’autre côté du rideau de fer sans avoir gardé en lui quelque chose de bolchevik. Le loup est dans la bergerie ? N’empêche qu’avant de dévorer les moutons et de se faire descendre par les chasseurs de têtes il aura bel et bien ressuscité la haute couture chez Balenciaga. En silence.

Ce jour-là, Kanye West et les rédactrices indéboulonnables étaient de retour, mais au bal des masqués chirurgicaux le roi n’a plus de cousins, et ceux qui règnent, lors de ce quart d’heure vingt minutes de silence vertueux, cotonneux, religieux, ce sont les vêtements de Demna Gvasalia : son manteau en peignoir de bain, crème de l’insolite, perfection de l’étrange, trace la ligne du rare, et nous émeut. Ses mannequins n’en sont pas, ils marchent, aveuglés par des chapeaux qui clochent, robots détraqués, trébuchant, insolents de maladresse. Quand ils se baladent avec des sacs, c’est genre sacs de plage en plastoc, révérence portée à tout ce qui circule dans la rue, dans le métro, dans le réel invisible, et qui, entre les mains de l’artiste, nous bouleverse.