Comme toutes les oeuvres d’art d’une certaine importance, cette pièce de théâtre pose la question de savoir ce que c’est, le théâtre. Ecce homo de Nietzsche pose la question de la philosophie : où ça commence, où ça finit par devenir de la littérature, du roman. La Fontaine de Marcel Duchamp pose la question de la sculpture ; on lui trouve une case à part : le ready-made. Avant de leur trouver ce genre de cases, on les rejette, ces oeuvres d’une certaine importance. C’est pas de l’art, décrète-t-on. C’est pas du théâtre, pourrait-on dire de Tout va bien mademoiselle !.

Si ça n’est pas du théâtre, c’est quoi ce truc où on est assis dans une salle pendant une heure vingt, en face d’une scène sur laquelle est installé un décor évoquant un appartement modeste, dans lequel se tient une femme, seule, qui reprend, mot pour mot, à l’intonation près, parfois à l’hésitation près, au lapsus près, aux silences près, mais il n’y a pas beaucoup de silences, l’enregistrement de cet entretien. Pas beaucoup de respirations, comme on dit. Après qu’elle s’est fait un café, qu’elle en a proposé un à celui qui l’enregistre et qu’on ne voit jamais, vous ne respirez plus. Elle parle, elle raconte, et vous êtes à bord d’un drone, traversant la vie d’Hélène Ducharne. Un personnage ? Son vrai nom ? Si ça peut vous rassurer, oui, c’est un personnage. Si vous n’avez pas peur du réel, c’est une personne, elle existe, elle est peut-être là, ce soir, à l’accueil du théâtre du Rond-Point où elle travaille comme responsable des relations avec la presse. Ou alors elle est à l’hôpital, en dialyse. Ou peut-être au fond de la salle, en train de regarder le spectacle qui raconte… enfin, où une actrice, Marie Rémond, reprend mot pour mot l’entretien que Julien Cernobori a réalisé avec elle, en 2017.

Une bonne claque dans la salle de théâtre du Rond-Point

Dora me parle depuis longtemps d’Hélène, de ses malheurs, et surtout de sa façon de les prendre, avec douceur, sans jamais se plaindre, sans parler de courage, Dora aime beaucoup Hélène depuis longtemps. Hier soir, Dora me dit « Hélène a fait un spectacle, j’aimerais bien le voir, juste pour lui faire plaisir, parce que je l’aime beaucoup. » L’argument repoussoir. Je ne vais pas au théâtre pour faire plaisir. En principe. Mais si ça peut faire plaisir à Dora de faire plaisir à Hélène, pourquoi me refuser ce plaisir ?

Tu parles d’une partie de plaisir ! Une heure vingt de malheurs dont elle et il et ils et ielles et toute la bande du théâtre du Rond-Point, en transe, ont fait un chef-d’oeuvre. L’importance de cette pièce n’est pas dans l’histoire, avec la succession tragi-comique des déconvenues endurées par Hélène toujours à deux doigts d’y passer. Certes, la salle éclate de rire quand, après trente ans de galère hospitalière, l’infirmière lui déclare : « C’est maintenant qu’il va falloir être courageuse, mademoiselle ! » Hélène Ducharne a peut-être inventé le one-woman-show où on ne rit qu’une fois pour toutes, et que ça suffit. Mais ce qui compte à mes yeux, ce qui me réjouit au-delà de tout, c’est le passage de la voix enregistrée, dont on peut d’ailleurs retrouver l’original dans le podcast Superhéros/Hélène de Julien Cernobori, sur Spotify et autres, le passage, disais-je, de la voix enregistrée à la scène. Une audace servie par une actrice, Marie Rémond, dont la performance physique consiste, entre autres, à ne pas verser une larme au cours de ce trajet de vie moderne.

Ça me réjouit parce que c’est la mort de l’écriture, la fin du style, et sur leurs cendres la renaissance de la parole. Disons plus modestement que ça remet la parole à sa place, qui est première. Le style et l’écriture n’étant que des suiveurs, parfois utiles, parfois agréables, ou drolatiques, mais comme des ombres, des doublures, de pâles imitateurs. Ça flatte la vanité des auteurs, lesquels prennent une bonne claque dans cette salle de théâtre du Rond-Point.