
Les portes sont closes et les corbeilles vides, pour autant le Théâtre de la Colline bruisse de voix et de clameurs. Dès le début du confinement, Wajdi Mouawad, le directeur du fameux théâtre national parisien, s’est lancé dans une campagne active afin de resserrer les liens avec ses fidèles abonnés et, pourquoi pas, d’en nouer avec de nouveaux aficonados potentiels. L’idée ? Soigner les âmes, entrer dans les foyers, divertir… A commencer par le « journal du confinement » que Wajdi Mouawad, lui-même, livre du lundi au vendredi à 11h à travers un épisode sonore inédit : » Une parole d’humain confiné à humain confiné. Une fois par jour des mots comme des fenêtres pour fendre la brutalité de cet horizon. », écrit-il sur le site du Théâtre. Un rendez-vous qui a d’ores et déjà cumulé quelque 220 000 écoutes. Tandis que tous les jours de la semaine, à 18 heures, sur Facebook, sont proposés soit des enregistrements des événements passés (soirées littéraires, concerts, entretiens), soit des recettes et astuces.
Les héritiers de Jean Vilar
Mais l’initiative la plus originale s’intitule « Au creux de l’oreille ». Depuis lundi 23 mars, les artistes amis de La Colline proposent aux spectateurs de les appeler, chacun, pour leur faire lecture de poésie, de théâtre, de littérature ou leur interpréter un extrait de musique ! Donc, vous vous inscrivez, on vous propose un créneau horaire, et vous recevez, chez vous, un coup de fil d’un comédien qui va vous lire un texte de son choix. A titre d’exemples, Norah Grief lit un sonnet de Shakespeare, Nancy Huston Une vie bouleversée d’Etty Hillesum, Maxime Le Gac, Lettre à Lou, d’Apollinaire, Gilles David, une nouvelle de Dostoïevski, Anouk Grinberg du Rosa Luxemburg, Stéphane Facco, Ma langue poétique de Christophe Taros et Pouvoir tout dire d’Eluard… Sollicitée, la romancière et parolière Marie Nimier a lu quelques extraits de son dernier roman, Les Confidences, un livre original nourri des secrets, confessions, aveux adressés à l’auteure. « C’est un juste retour, explique Marie Nimier, des anonymes m’ont beaucoup donné, il m’a semblé normal d’offrir à mon tour de mon temps et les mots qu’ils m’avaient soufflés. Avant d’appeler, j’étais très émue, comme s’il s’agissait d’un rendez-vous amoureux. Au bout du fil, la personne était seule, très attentive. Par la suite, elle m’a envoyé un message par mail, très chaleureux. »
1 500 réservations
96 artistes lecteurs ont à ce jour proposé leur voix (bénévolement, évidemment), mais comme les inscriptions se multiplient (plus de 1500 réservations enregistrées au total à la date du 3 avril), des élèves d’écoles de théâtre vont venir renforcer les troupes, annonce le service de presse de La Colline. Arnaud Antonilos, secrétaire général et directeur des projets, a remercié tous ces volontaires : « Parfois une personne, parfois deux, parfois six vous écoutent. D’ici la fin de cette période de confinement, et l’on espère ardemment qu’elle arrivera vite, tout le monde aura eu son instant de théâtre, de musique, de poésie (…) On se sent plus que jamais héritiers de Jean Vilar, qui formulait en 1953 le voeu d’imposer le théâtre comme un service public. Et l’on sait bien qu’à l’instar des services publics hospitaliers qui soignent ceux qui souffrent, tout service public se doit d’assurer une continuité, même en temps de catastrophe, on en revient donc aux sentinelles de nos plateaux qui ne s’éteignent jamais, à la chaleur de vos voix. »
« J’ai dû apprivoiser le silence qui suit la lecture »
Parmi les plus assidus de ces artistes, Jade Fortineau, qui a notamment joué sous la direction de Wajdi Mouawad dans ses pièces Fauves et Victoires (Théâtre de la Colline, Paris, 2019 et 2018) et dans La Cerisaie d’Anton Tchékhov, mise en scène de Nicolas Liautard (Théâtre de la Tempête, Paris, 2019). Témoignage de la jeune comédienne, qui, depuis deux semaines, s’adonne à l’exercice deux fois par jour : J’ai accepté tout de suite de jouer le jeu. Par curiosité, et égoïstement aussi, je dois le reconnaître. Cela me permet de replonger dans des textes, de m’exercer à la lecture et puis, cela me fait du bien d’agir. Comme je suis chez ma mère, en Normandie, je pioche dans sa bibliothèque : J’y ai trouvé Maupassant, Hugo, Baudelaire, de nombreux poètes… Le matin, je travaille un peu mes textes, et l’après-midi, vers 16 ou 17 heures, j’appelle et je lis durant vingt-cinq minutes environ. J’ai dû apprivoiser le silence qui suit la lecture. Le silence au téléphone, c’est très particulier, on ne sait comment le rompre. Au théâtre, c’est ritualisé, il y a, éventuellement, le silence, puis les applaudissements. Mais ni commentaires ni conversations. Une fois, une femme m’a proposé de lire à son tour, un poème qu’elle avait écrit, c’était très touchant. Une autre fois, je suis tombée sur des gens qui me connaissaient très bien lorsque j’étais petite. Chaque appel réserve ses surprises. »
La grande surprise, elle est aussi et surtout du côté des inscrits, qui ne savent pas qui va les contacter. Myriam Boyer, Marushka Detmers, Alain François, Anouk Grimberg, Arthur H, Nancy Huston, Thierry Illouz, Irène Jacob, Dominique Valadié, Theodora Breux, Lucie Digout, ou encore Wajdi Mouawad, le maître des lieux ? La magie du théâtre… parlé.