En février 2013, Dora m’avait emmené voir Gad Elmaleh à La Nouvelle Eve, le cabaret de la rue Pierre-Fontaine, non loin de Pigalle. Une salle de 300 places, à tout casser. C’était une soirée réservée aux amis, aux fans absolus. Aucune presse, aucune publicité, d’ailleurs le spectacle s’intitulait Sans tambour. Gad Elmaleh était vraiment au sommet de sa gloire. Je ne sais pas comment Dora s’était débrouillée pour avoir des places, je crois me souvenir qu’elle les avait achetées, c’est toujours ce qu’il y a de plus simple.

Je voyais cet acteur en vrai pour la première fois de ma vie. J’avais aimé son film, Chouchou, et ses sketches à la télé. Un type élégant, un parcours intéressant, un indéniable talent. Et puis un juif arabe, ce qui ne gâche rien.

Le spectacle, prétendument en rodage, m’avait paru tout à fait au point et très réussi. Drôle. Emouvant. Tout ce qu’il faut. Mais ce dont je me souviens le mieux, c’est la présence dans la salle de Charlotte, la fille de Caroline de Monaco, une beauté que ce blédard avait gagnée au Loto. Elle était là, en chair et en os. Venue avec quelques amis, elle occupait une loge, une baignoire, comme on dit, tout au fond de la salle. Ainsi, chaque fois que Gad Elmaleh balançait une blague un peu salace, ou une allusion monégasque, la moitié des spectateurs se tournaient vers elle pour observer sa réaction, ce qui ajoutait encore du comique à la blague. La délicate princesse devait être très amoureuse, car elle prenait la chose du bon côté, même les indiscrétions, les audaces… pas beaucoup d’audaces, car lui aussi était amoureux. Le couple vivait apparemment une idylle sans nuage et le public nageait dans ce bonheur aristocratique comme les poissons de l’aquarium du Musée océanographique de la Fondation Albert Ier. Les choses se sont gâtées assez vite.

Quand l’autofiction est plus forte que le réel

Gad s’est senti des ambitions américaines. Peut-être trop élevées, je ne sais pas. Toujours est-il que ça n’a pas marché, et avec la princesse non plus. Ça s’est tellement mal passé qu’en septembre 2017 ils se séparent. Gad déprime, et il fait alors comme tout le monde dans ces cas-là : il va sur Netflix. De retour en France, patatras, on l’accuse de plagiat. Grosse affaire. Tout le monde se demandait alors comment il allait s’en tirer. Comment il allait remonter sur scène avec toutes ces casseroles.

Moi-même, je craignais le pire, l’autre soir, en accompagnant Dora au prétendu rodage de son prochain spectacle. D’ailleurs, c’est son titre, ça se passait aux Enfants du Paradis, une salle encore plus modeste que la Nouvelle Eve, devant les mêmes fans absolus.

Dès qu’il est apparu sur scène, on a senti que ça allait. Il était là, content, à l’aise, comme si de rien n’était. Et une à une, il a ramassé toutes les casseroles, ce que je croyais être des casseroles, mais qui n’étaient que des épisodes, des anecdotes, des bonnes occasions de se marrer. L’Amérique, la célébrité, le blues de la cinquantaine, et puis, bien sûr, celle qu’on attendait tous : Charlotte. « J’ai vécu avec une vraie princesse que son oncle il a un pays. » Et le miracle s’est produit : celle que nous avions vue huit ans plus tôt, beauté énamourée dans la baignoire de La Nouvelle Eve, Gad Elmaleh l’a fait monter sur scène, je vous jure qu’elle était là, sinon en personne, en personnage, enfilant ses bottes pour aller à la chasse juste après le petit-déjeuner.

On n’oubliera pas la scène anthologique : « J’arrive au palais, j’ai eu la bonne idée d’amener ma mère avec moi. » Ils traversent la cour, la haie d’honneur, les gardes, schlack schlack, au garde-à-vous. Mme Elmaleh s’arrête devant le prince et se génuflexionne en lâchant, avec infiniment de respect : « Mon ordonnance ». Le prince encaisse et, pour rester dans l’ambiance, il annonce à ses invités : « Nous allons déjeuner, mais ça sera à la bonne franquette. » Fureur intérieure de Gad qui n’en veut pas, de la bonne franquette : « J’ai passé ma vie dans la franquette ! » L’autofiction est alors plus forte que le réel.