Si on est en droit de se scandaliser des propos d’Emmanuel Macron, « Il ne faut pas humilier la Russie », on aurait tort de s’en étonner. L’actuel président de la République ne se recommande-t-il pas de la haute autorité philosophique et morale de Paul Ricoeur (1913-2005) ? Bref résumé du parcours politique du philosophe : socialiste munichois en septembre 1938, laudateur de « la belle dureté » et de « la belle pureté » du discours prononcé par Hitler le 30 janvier 1939, au point de s’offrir un séjour linguistique à Munich durant l’été de la même année, avant de se retrouver un an plus tard animateur des Cercles Pétain dans l’oflag de Gross-Born. Après la guerre et deux années de cure anti-vichyste au Chambon-sur-Lignon, Ricoeur devient un collaborateur et très vite la figure tutélaire de la revue Esprit, fondée par Emmanuel Mounier qui en avait fait l’organe savant de la propagande pétainiste jusqu’en août 1941 (citations intégrales et informations complémentaires dans l’article de Robert Lévy sur le site Sens-public.org). Laudateur de la Chine de Mao en 1956, à la suite d’un nouveau voyage d’étude, cette fois-ci au pays du marxisme-léninisme triomphant, le démiurge du jeune énarque n’aura évité pratiquement aucun des pièges tendus par l’engagement politique aux intellectuels français de l’époque.

L’ancien doyen de la faculté de Nanterre, de triste mémoire, à moitié exilé en Amérique. A Chicago, devenu le très cher ami de Mircea Eliade (ancien idéologue de l’hitlérienne Garde de fer), il semblait avoir été totalement oublié avant que le jeune candidat à l’élection présidentielle ne vienne ranimer sa flamme, empruntant à Mounier le « ni droite ni gauche » décliné en « et de droite et de gauche » qui le fit astucieusement élire.

Donc, tout se tient, du personnalisme au jupitérisme, de la Révolution nationale à Révolution (X0, 2016), c’est la même éthique de la lâcheté, la même stratégie du recul, la même faiblesse en face des monstres. Dans ces conditions, il faut s’attendre de la part d’Emmanuel Macron à d’autres tentatives de dialogue non humiliant avec le maître du Kremlin, il pourra compter sur Jean-Luc Mélenchon, qu’il soit « élu » ou pas Premier ministre, car ni l’un ni l’autre ne sont prêts à mourir pour Dantzig.

Face à l’horreur en Ukraine, le bonheur de voir

D’autres chefs d’Etat, plus humiliants, fourniront les armes nécessaires à ceux qui, depuis le 24 février, meurent pour défendre Odessa, reprendre la Crimée et le Donbass, et nous protègent ainsi du délire de puissance du plus grand et plus belliqueux pays du monde. Ils nous ont permis, l’autre soir, de revoir, tranquilos buenos, le Cendrillon de Joël Pommerat au Théâtre de la Porte Saint-Martin.

Y a-t-il un bonheur qui ne se mesure pas à l’aune du malheur ukrainien ? Et donc, des bonheurs, il en faut des grands, des intraitables. D’après ce qu’on dit, mais tous les spectacles que j’ai vus de lui depuis près de vingt ans le confirment, Joël Pommerat serait une sorte d’écrivain du mouvement. Des corps en mouvement. Pas un geste, pas un pas, pas un regard qui ne participe à la structure du texte. Pas une voix, pas une phrase, pas une intonation qui ne fasse avancer l’expérience théâtrale, les sons et les images se livrant à une acrobatie narrative des plus périlleuses : « Tous nos artistes travaillent sans filet, et s’ils se tuent, c’est la mort certaine ! »

En sortant de Cendrillon, et avant de me mettre en colère contre Macron, je voulais intituler ma prochaine chronique « Jean-Baptiste Pommerat ». Je crois en effet que Molière, qui n’écrivait pas ses pièces, fut lui aussi un écrivain du mouvement, et que c’est Pommerat qui célèbre le mieux son quatrième centenaire.

Le festival d’Anjou a la bonne idée de programmer trois chefs-d’oeuvre de Pommerat dans différents sites de la région : Ça ira (1) Fin de Louis, Le Petit Chaperon rouge et surtout Contes et légendes qui est sans doute l’humiliation la plus radicale infligée au maître du Kremlin.