On a « retrouvé la trace » de l’original de Tartuffe, la pièce en trois actes que Molière avait présentée à Louis XIV, que sa Majesté avait refusée et que Molière avait dû modifier, en y ajoutant deux actes pour ne pas trop fâcher l’Eglise – elle avait encore son mot à dire dans la conduite de l’Etat c’est moi.

Pendant près de quatre siècles, Tartuffe a été joué dans sa version je n’ose pas dire censurée, parce que, généralement, quand on censure, on coupe, on caviarde, or pour Tartuffe, c’est au contraire en introduisant des scènes, des intrigues et surtout des fins que Molière a finalement réussi à faire avaler la pilule. Dans cette pièce convenable, en cinq actes, la fin semble heureuse : le méchant Tartuffe est puni mais bénéficie de l’indulgence de celui qu’il avait séduit et floué.

Mais voilà qu’à partir de certains documents d’époque, les chercheurs Georges Forestier et Claude Bourqui, responsables de la nouvelle édition des oeuvres complètes de Molière dans La Pléiade, parue en 2010, ont pu reconstituer le profil de la pièce originale, interdite, tabou. En suivant le raisonnement des deux chercheurs, et pourquoi ne pas leur faire confiance tant ce qu’ils « retrouvent » est lumineux, s’impose plus qu’une proposition : Tartuffe baise tout le monde, au propre et au figuré. Après avoir séduit la femme et la fille d’Orgon qui l’avait tiré de la misère, il dépouille celui-ci de tous ses biens, jusqu’à le chasser de sa propre maison, lui et sa famille.

On en a connu des vilains manants qui s’introduisent ainsi dans les cercles restreints du pouvoir pour y régner sans partage. On a eu la version hideuse et poilue de Raspoutine, avant la version beauté fatale de Terence Stamp dans le Théorème de Pier Paolo Pasolini.

Le Tartuffe que propose aujourd’hui Ivo Van Hove à la Comédie-Française, en s’appuyant sur les trouvailles des deux chercheurs, s’inscrit clairement dans la continuité de PPP. En tout cas, ça commence comme ça : sous un tas de haillons, on découvre un genre de clochard, on lui porte secours, on l’aide à se relever, et tout en faisant venir une baignoire d’eau chaude, on le dépouille de ses hardes, avec douceur, il est nu, c’est Tartuffe.

Dans l’entretien qu’il accorde à Laurent Muhleisen, Ivo van Hove revendique : « C’est volontairement que j’ai choisi de distribuer le rôle de Tartuffe à un acteur jeune et, on peut dire, attirant. » Orgon, le maître de maison, interprété par Denis Podalydès, semble même très « attiré » par le jeune acteur, et dans sa manière de le déshabiller, de le plonger dans cette baignoire vaporeuse, et le laver de caresses il n’y a très vite plus aucune équivoque. C’est si tendre qu’on se dit chic, enfin un Tartuffe sexuel !

Jean-Marie Besset avait proposé en son temps un Molière amoureux de Michel Baron, un jeune acteur dont Molière allait faire la vedette de sa troupe. C’était il y a vingt ans, ce Baron fit un peu scandale, si je me souviens bien. En cette année commémorative, la pièce devrait être reprise aujourd’hui, comme en préface à la version de van Hove, qui pourrait servir à son tour d’introduction au Tartuffe pleinement enthousiasmant.

Certes, il y a du tragique dans toute farce, et un peu de dérisoire ne nuit pas à la tragédie. Mais, ici, les plus savoureuses tirades sont gâchées par des hurlements d’une agressivité qui confine à l’incongruité, au contresens. Loin d’apporter de la modernité au texte, ces vociférations maintiennent le Molière « retrouvé » dans une tradition surannée et pénible. Les poses dramatiques finissent de gâcher la belle histoire annoncée, celle d’un vieil homme riche et puissant qui tombe amoureux d’un beau jeune homme ramassé dans la rue ; son amour allant jusqu’à tout lui donner, jusqu’à le regarder prendre sa femme et y trouver du plaisir. C’est ce que crée Podalydès, mais c’est sa propre version à l’intérieur de la version de van Hove.

Gloire à tous, malgré tout, qui font de Tartuffe une pièce ouverte, éternellement en débat.