Le 22 juin 1941, Hitler rompt le pacte germano-soviétique et lance l’opération Barbarossa consistant à envahir l’Union soviétique dont l’Ukraine fait alors partie. Un des premiers objectifs de la Wehrmacht, c’est Kiev. L’Armée rouge, surprise, désorganisée par l’idiotie de Staline, est en pleine débâcle. Le 19 septembre, la « mère des villes russes » tombe entre les mains des Allemands au prix de 200 000 soldats tués, tandis que du côté russe, ce sont 400 000 morts et plus de 620 000 prisonniers.

Les premières images du film de Sergei Loznitsa, Babi Yar. Contexte, sont tellement parlantes, parfaites, impartiales, qu’on est pris de doute, enfin moi, j’hésitais, en demandant si je n’étais pas en train de regarder un film de fiction tourné façon documentaire. Les rayures, les tremblés, toute l’esthétique involontaire du reportage de guerre y était, en plus du noir et blanc, bien sûr. Mon égarement provenait aussi et surtout des sons qui ne pouvaient être que l’oeuvre d’une reconstitution. Très bien réalisée, d’ailleurs. Bombes, moteurs, mitrailles, voix, bottes des prisonniers sur les routes, sur les chemins de terre, Oscar du bruitage. Mais la longueur des colonnes de prisonniers traversant les ruines m’a ramené à l’évidence : la gueule des hommes qui marchent, leurs fringues, il y a des castings de figurants infaisables, des regards de vaincus inimitables : pas si malheureux que ça, en fait, plutôt soulagés, ils sont en vie. Certains ont même la présence d’esprit de se tourner vers nous, ces incorrigibles cabots ! Il y a aussi des illuminés qui, par ce fugitif regard-caméra, espèrent envoyer un dernier message à leur maman, on ne sait jamais. Ça ne s’invente ni ne se fabrique, des moments pareils. A ce niveau-là, est-ce que c’est encore du cinéma ? Disons que c’est avant le cinéma, la base du cinéma, la matière première.

Avant d’abandonner la ville, les Russes avaient piégé les bâtiments dont ils savaient qu’ils seraient occupés par la Wehrmacht. Le film montre ces explosions et ce qu’elles entraînent de destructions et de morts. Les nazis vont en accuser les Juifs qui seront aussitôt raflés.

Ça n’est pas un cours d’histoire, c’est un film

En fiction ou en images d’archives, un film sur la Shoah qui ne serait pas en même temps une leçon de cinéma serait une oeuvre indigne. L’indignité se retrouve plus souvent du côté des fictions, fatalement.

Les petites filles tendent des bouquets de fleurs aux officiers nazis. Quelle fiction serait capable de restituer le ravissement incrédule qu’on lit sur le visage des vainqueurs ? En tout cas, c’est à partir de ces images-là que cette tentative de fiction devrait partir pour échapper aux caricatures.

Dans Babi yar. Contexte, il n’y a pas de commentaire (cela aussi eût été indigne). Des cartons nous indiquent seulement les dates, les lieux, et deux trois précisions sur les circonstances du massacre qui fait l’objet de ce film. Babi yar est un lieu-dit, en dehors de Kiev, où furent exécutés par balles 33 771 Juifs en l’espace de trente-six heures. Auxquels il faudra ajouter 150 000 victimes, les derniers Juifs de la ville, les soldats de l’Armée rouge faits prisonniers, et des Tziganes, des communistes, des délinquants de toutes sortes. On ne les voit pas mourir. Le film n’entre pas dans le détail, n’évoque pas la réaction de la population à ce massacre. Le réalisateur monte les images qu’il a, il n’en invente pas. La « vérité historique » est donc lacunaire. Ça n’est pas un cours d’histoire, c’est un film. Il suit le destin de ce lieu maudit, ce gigantesque fossé qui finira, dans les années 1950, par être comblé avec les déchets d’une briqueterie.

En 1944, l’Armée rouge revient. La population l’accueille avec enthousiasme. On ne sait pas qui dirige les images dans ce conflit des propagandes. La portée philosophique et morale du film se déploie à la fin avec les images de l’exécution publique des responsables nazis. La foule, c’est Eisenstein multiplié par Griffith. Jamais vu ça.