Naguère, quand on faisait du cinéma, le temps se voyait à l’oeil nu. En 16 ou en 35 mm, il fallait toujours 24 images pour faire une seconde et l’histoire avançait mètre après mètre de pellicule. Pour réduire l’épaisseur du temps, on faisait courir les dernières modulations perceptibles du coup de feu sur les premières images du plan suivant. Ainsi, les simultanéités s’enchaînaient dans un flux narratif, illusoire et crédible. Sur les étagères de la salle de montage, chaque scène avait son poids, son volume, et le travail qu’elles nous avaient demandé pouvait se mesurer à l’aune de l’encombrement des bobines.

Cet art du temps qu’est le cinéma n’est plus taillé dans la même matière. On en vient aujourd’hui à ignorer que les films ont un support, du moins on n’y prête plus attention, et l’ampleur de leur irréalité se développe proportionnellement au pouvoir qu’ils exercent sur nos esprits. Pour ceux qui veulent se rafraîchir la mémoire, une belle leçon de cinéma nous est donnée par Christian Marclay avec The Clock. Sa performance, d’une durée de vingt-quatre heures, est projetée en ce moment dans une des salles de la Fondation Luma, à Arles. C’est un montage à partir d’extraits de films, dont le principe est aussi simple que lumineux : à quelque heure qu’on entre dans la salle, la scène que l’on voit à l’écran se déroule à la même heure que celle affichée à votre montre, si vous en avez encore une. Un extrait peut durer une seconde, le temps d’apercevoir l’heure numérique sur l’écran d’un réveille-matin, un autre extrait peut durer trente secondes, le temps de vérifier que ce n’est pas seulement dans le poème de Lorca qu’il est cinq heures de l’après-midi.

Aussi courts soient les extraits, fugitifs les acteurs, inconnus les metteurs en scène, l’ordonnancement de ces extraits confère à ces films une étrange magie. De tous âges, de tous genres et de toutes origines, les extraits sortis de leur gangue originelle composent une histoire du cinéma à la chronologie insensée. L’épaisseur du temps devient ténue et les personnages ne sont plus au coeur de l’action. Car il y a toujours, malgré tout, une action, leur succession à grande vitesse, déroule un autre fil que celui de l’histoire. Il n’y a plus de genres, ni comédies, ni drames, le suspense est pur, sans objet, sans intrigue saisissable.

Le suspense est le nerf du septième art, comme l’argent est celui de la guerre. Dans le suspense créé par Christian Marclay, la mort et l’amour ont cédé le pas à la petite et à la grande aiguille : on attend la suite pour savoir comment, au même moment ou presque, à Hollywood et à Cinecittà, le temps a passé. On est pris dans ce film qui n’en finit pas et on ne sait pas à quelle heure on va pouvoir partir, s’en détacher. Dora n’a pas cessé de regarder son portable pour vérifier s’il était bien la même heure que celle qui apparaissait à l’écran. On était venus avec des amis qui attendaient peut-être, eux aussi, le signal du départ. C’était l’heure du déjeuner. On commençait à avoir faim. Et à l’écran, comme de juste, après les clochers d’églises, les horloges de gares et les cheminées de salon, on avait droit aux scènes de boustifaille.

The Clock n’est pas une oeuvre récente. Créée en 2010, elle a reçu le Lion d’or à la Biennale de Venise, l’année suivante. Depuis, elle se balade de musée en musée, mais rarement dans le respect des vingt-quatre heures qui font toute la performance. Beaubourg l’avait fait. Il faudrait le refaire.

Nous sommes sortis à 13 h 27. A regret. Et puis je me suis souvenu de ce qu’Antoine de Caunes nous avait raconté sur Johnny Hallyday. Il préparait l’interview du chanteur sur lequel courait à l’époque une énième rumeur infamante. « Je vais remettre les pendules en place », lui avait annoncé Johnny. Antoine, un peu gêné, s’était alors risqué à une petite correction : « A l’heure, Johnny… Tu vas remettre les pendules à l’heure.

– Ah que ouais, je vais remettre les pendules à l’heure place. »