L’étrangeté stupéfiante du film de Saeed Roustaee, La Loi de Téhéran, tient dans ces quelques plans grandioses qui semblent empruntés à une superproduction hollywoodienne de l’époque où David W. Griffith avait tous les moyens imaginables pour raconter La Naissance d’une nation. Dans le même genre, il y a aussi le Napoléon d’Abel Gance, le Faust de Murnau, et paradoxalement le Metropolis de Fritz Lang. Le saccadé palpitant de ces images muettes et pas encore remastérisées leur donne un look d’archives, au point qu’on les croirait tournées à l’époque. C’est qu’en effet ces films historiques ont été tournés à une certaine époque de l’histoire du cinéma, ils sont le chaînon fictionnel de notre rapport au passé.

Avec la compression du temps de l’actualité, l’avidité empressée du public pour des fictions collant au plus près du présent, le réel et l’imaginaire se superposent, se confondent, rivalisant de cruauté, de violence, de malheurs qui sont les gages de l’authentique.

Mais la délicieuse stupéfaction qui saisit le spectateur occidental devant La Loi de Téhéran, elle est économique : comment, se demande-t-on, toute honte bue, comment ces Iraniens sous embargo arrivent-ils à produire des films à 500, 1 000 figurants ? Ce sont des rues entières, avec mouvements de foules, explosions, poursuites et cascades, et au milieu de ce barnum, des acteurs plus vrais que nature, et pour cause, ils n’en sont pas.

La scène dont je parle est une descente de police dans le quartier des camés. Si Jacques Audiard avait dû tourner ça à Paris, il lui aurait suffi d’un bout de quai, à Stalingrad, avec une cinquantaine de flics-ninjas et trois paniers à salade pour embarquer tous les camés du quartier, dealers compris. Et pour peu que Tahar Rahim ne soit pas dans le casting, la scène d’interrogatoire à la PJ eût été en tout point crédible.

La réponse à la question ne se trouve pas seulement dans le talent des auteurs, l’excellence particulière du cinéma iranien, inversement proportionnelle aux budgets de production (voir ma chronique dans L’Express du 8 avril 2021 sur Kiarostami). D’ailleurs, pour son scénario, l’auteur s’est servi sans vergogne des inusables principes du thriller américain : une première scène spectaculaire destinée à étourdir les spectateurs qui vont peu à peu recouvrer leurs esprits avec de vieilles connaissances : le flic corrompu mais efficace, le voyou ignoble mais victime de la société, et, entre les deux, le flic honnête mais incapable de prouver sa bonne foi. La touche locale étant assurée par le personnage du juge qui tient dans le cinéma iranien une place que le cinéma français ne lui accorde que rarement – on a vu ce que l’acteur Philippe Duclos était capable de faire avec le personnage du juge Roban dans la série Engrenages.

Mais ce qui fait la réussite du film de Saeed Roustaee, c’est la situation sociale, politique, diplomatique, géographique de ce pays de 84 millions d’habitants, où l’on compte 6,5 millions de consommateurs de drogues en tous genres, soit près de 8 % de la population. C’est culturel, dira-t-on en rappelant qu’il y a un siècle un dixième des Iraniens s’adonnaient régulièrement à l’opium. Mais ce qui a changé, c’est la clochardisation des toxicomanes, qui trouvent refuge à l’intérieur des pipelines abandonnés à la périphérie de Téhéran, leur empilement faisant penser à une cité troglodyte, mais dantesque.

Par ailleurs, l’opium n’est plus le premier vecteur d’addiction, il a été supplanté par une espèce de crack appelé shisheh – « verre » en persan – à cause du bruit de verre cassé quand on le prépare.

La répression est terrible : 80 % des 300 ou 400 pendaisons infligées chaque année en Iran concernent les trafiquants de drogue. La morale du film, comme souvent dans les polars, est donnée par le voyou. En substance : « Je m’étais suicidé, j’allais mourir, et vous m’avez sauvé pour pouvoir m’envoyer à la potence. » Une parabole de la République islamique, j’ai l’impression.