Je suis dans un des ascenseurs extérieurs super panoramiques du Centre Pompidou qui monte vers la grande exposition Georgia O’Keeffe quand j’apprends la mort de Bébel. Y a pas de temps à perdre, il faut que je rende ma chronique à L’Express avant ce soir minuit. Ni une ni deux, je grimpe sur les épaules de Dora pour ouvrir la trappe de l’ascenseur. Elle est coincée. J’y fous un bon coup de poing, et ça s’ouvre. Je me hisse à la seule force de mes bras sur le toit de l’ascenseur. Une fois là-haut, j’envoie un baiser à Dora. Mais elle ne l’entend pas du tout de cette oreille : « Je viens avec toi ! » elle me fait.

– Chérie, ça risque d’être un peu casse-gueule. J’ai jamais fait ça.

Mais elle me tend la main et me regarde d’une façon qui me fait comprendre qu’il n’est pas question que je la laisse là, le jour de la mort de Bébel. Alors OK, j’attrape sa main et, à la seule force de mon bras, je la hisse hors de l’ascenseur. Je la serre dans mes bras. Elle est aux anges. Elle trouve la vue imprenable, elle me demande quand est-ce qu’on va acheter un appartement avec terrasse. J’ai autre chose à penser. « Accroche-toi, bébé ! » Je la prends par les hanches, j’attrape un câble qui pendouille de la grue (Beaubourg est en plein travaux) et on s’élance en vol plané vers le clocher de l’église Saint-Merry. « Alors, heureuse ? » j’y demande en passant au-dessus de la fontaine Niki de Saint Phalle. Elle retient un petit rire. Sans doute se souvient-elle du moment, où, dans Le Magnifique, Bébel tentait de dénouer le cordon de son peignoir avant de s’attaquer à Jacqueline Bisset, à moitié endormie dans le canapé.

En vol stationnaire au-dessus de la rue Brisemiche, l’hélicoptère nous balance une échelle en corde. J’attrape ça. Il était temps, j’ai les mains en sang. Et nous voilà partis au-dessus des Halles. C’est là que les balles ont commencé à siffler. C’était les flics, toujours les flics. Il fallait faire vite.

C’est dans ces moments-là qu’il faut prendre le temps de paraphraser Godard : « Si vous n’aimez pas les poursuites en hélicoptère, si vous n’aimez pas la nouvelle vague, si vous n’aimez pas quand Belmondo fait lui-même les cascades dans ses films, allez vous faire foutre. » C’est là que j’ai pris une balle dans la cuisse, qui m’a pour le coup vraiment coupé le souffle. Dora m’a demandé si ça allait. « Mais oui, bébé, tout va bien, l’os n’est pas touché. C’est juste du sang. » Je crois même avoir éclaboussé les touristes assis à la terrasse du Pied de Cochon.

Mon portable a sonné. C’était L’Express. « Il arrive quand ton papier ? » Par saint Bébel, un peu de patience, quoi ! « Je suis suspendu à une échelle d’hélico avec une bastos dans la cuisse et une femme sur les bras ! »

J’avoue avoir connu des moments de doute dans ma vie de chroniqueur, la flamme de l’écriture éteinte, impossible d’avancer, l’heure qui passe et toujours pas de chute. Mais là, quand j’ai entendu le sifflement de la roquette tirée par les Russes depuis la tour Saint-Jacques, et vu aussitôt après le ballet des pales valdinguant dans les airs, avec leur flap-flap, flap-flap, j’ai compris que je n’avais rien à dire d’original sur cette immensité que fut et demeure Jean-Paul Belmondo.

Comme tout le monde, je n’ai pas aimé sa fin, ses derniers mauvais films, son accident cérébral, son petit chien dans les bras. Comme tout le monde, je l’ai préféré en noir et blanc, à bout de souffle, et en contrechamp de « C’est quoi déguolasse ? »

Les pales de l’hélico se sont encastrées dans la résille du ministère de la Culture, et maintenant, moi non plus j’sais pas quoi dire, qu’est-ce que j’peux dire ?

A croire que les plus belles répliques de Belmondo, les plus fameuses, ce sont celles que lui ont lancées ses femmes. Ainsi, Pierre Dux aurait eu raison : Belmondo n’était pas crédible quand il prenait une femme dans ses bras. Insoluble dans le bain de son rôle, il restait Bébel.