Dans le film Délicieux, d’Eric Besnard, le chef de cuisine Pierre Manceron, interprété par Grégory Gadebois, au physique de l’emploi, apparaît d’abord colérique, limite violent quand il tire par les oreilles un de ses marmitons qui s’était permis d’ajouter de la cannelle sur sa viande à rôtir. Il se montre ensuite pédagogue pour motiver sa brigade, lançant, avec un siècle et demi d’avance, l’injonction de Fernand Point (1897-1955) : « Du beurre ! Donnez-moi du beurre ! Toujours du beurre ! » Cette comédie historique est ainsi truffée de savoureux anachronismes qui contribuent à en faire un des food-good movies les plus réussis du genre.

Cinq minutes plus tard, le tout-puissant cuisinier est ramené plus bas que terre par son patron, le duc de Chamfort, qui, portant l’humiliation au niveau d’un grand art, lui demande de s’excuser devant les invités pour avoir servi de la pomme de terre, une saloperie de tubercule bonne à donner aux cochons. Cette petite teigne d’aristocrate décadent, incarnée par Benjamin Lavernhe, montre que les plus puissants ne font pas toujours les meilleurs chefs. Avait-on besoin de la Révolution pour l’apprendre ?

Après avoir refusé de s’excuser, notre cuisinier rebelle se retrouve clochardisé dans un relais de diligence en ruine (tous les décors du film sont à croquer). Sous l’autorité d’une déesse ex machina, interprétée par Isabelle Carré, avec qui j’ai partagé un jour un taxi, en Suisse, je le précise pour montrer que je sais de quoi je parle quand je dis que, sous son autorité, le relais de diligence se transforme en Relais & Châteaux, étape gastronomique. Tout ça se passe au beau milieu du Cantal. On en mangerait aussi, de ces paysages-là !

Est-ce que les chefs piquent toujours des colères ? Je n’en ai pas fréquenté assez pour le dire. Mais, dans le film d’Andreï M. Paounov Christo. Marcher sur l’eau, on voit souvent Christo en colère, et ça n’est pas du cinéma.

Entre le Mur de barils de pétrole, réalisé en 1962 en travers de la rue Visconti, à Paris, et L’Arc de Triomphe empaqueté, oeuvre posthume, du 18 septembre au 3 octobre prochains, Christo et sa femme, Jeanne-Claude, auront réalisé quantité de sensationnelles installations à travers le monde. L’année dernière, à l’occasion de la rétrospective de son oeuvre à Beaubourg, on a pu voir le film des frères Maysles sur l’emballage du Pont-Neuf. Les réalisateurs avaient suivi presque toutes les étapes de l’entreprise démente qui allait faire connaître Christo en France. Il ne fallait pas seulement du génie pour inventer un truc pareil, il en fallait aussi pour convaincre les autorités de l’accepter, du génie et un peu de chance pour réaliser cette installation sans ruiner ni blesser personne, sinon les imbéciles et leur réputation. C’était en septembre 1985, j’y étais, toute ma jeunesse, quand j’y repense, j’en ai les larmes aux yeux.

Une des dernières réalisations de Christo et Jeanne-Claude aura été The Floating Piers, en 2016. Par un dispositif ingénieux d’assemblage de cubes insubmersibles formant des pontons sur le lac d’Iseo, en Italie. OEuvre d’art éphémère, comme toutes les oeuvres de Christo, qui permit à 1,2 million de personnes de littéralement marcher sur l’eau, deux mille ans et quelques après Jésus-Christ. L’opération a coûté 17 millions de dollars, elle a été comme chaque fois entièrement financée par la vente de produits dérivés : des oeuvres créées à partir des travaux préparatoires, croquis, dessins, plans, tirages photos. Dans le film d’Andreï M. Paounov, qui raconte ce biblique épisode, on assiste à l’achat d’un de ces tableaux par un collectionneur. C’est un des grands moments du film. Le type passablement radin croyait pouvoir acheter le petit format pour 250 000 dollars. Le pauvre devra en lâcher le double après avoir eu sa femme au téléphone. D’autres scènes, moins comiques, mais plus spectaculaires, plus émouvantes, montrent Christo en chef de chantier, en chef d’orchestre, en chef de tout ce que vous voudrez pour réaliser, au prix de saintes colères, ce chef-d’oeuvre éphémère que le film rend impérissable.