
Dans L’Express du 2 juin 1960
La réussite de Jean-Paul Belmondo, 27 ans, est en train de devenir un phénomène que son talent de comédien ne suffit pas à expliquer. Madeleine Chapsal raconte pourquoi.
Avant-hier, au scenic railway de la Foire des Invalides, un jeune homme s’est dressé brusquement au moment où le wagonnet abordait la plus forte pente, en hurlant de tout son coeur. Résultat : il s’est fait expulser du circuit dès le train arrêté, mais il a recommencé le lendemain, il recommence tous les jours.
Quelques heures plus tôt, ce même jeune homme se déplaçait dans les rues de Belleville, escorté d’une armée de gosses. Chaque fois qu’il devait tourner un plan (1), il fallait décrocher de lui tous les enfants un par un. Lui-même continuait de plaisanter, de lancer d’imaginaires coups de poing, sans un instant prendre garde à cette multitude sereinement collée à lui.
« J’ai horreur des coups »
Les enfants de Ménilmontant, dont la plupart n’ont encore vu aucun de ses films, ont tout de suite compris le bon usage de Jean-Paul Belmondo : marcher dans les rues contre lui. Comme l’ont compris Jean-Luc Godard, Peter Brook et tous ceux qui ont commencé à faire de ce jeune premier de 27 ans, sans beauté, sans magie apparente, l’idole des spectateurs de vingt ans.

Portrait de Belmondo, L’Express du 2 juin 1960.
© / L’EXPRESS
Dans tous ses films, en effet, Jean-Paul marche. Il y a les rues d’Aix (Chabrol), les Champs-Elysées avec Jean Seberg, la course mortelle qui clôt A bout de souffle, les promenades avec Jeanne Moreau. (Dans Les Distractions, Belmondo, qui incarne un reporter, marche ou court un plan sur deux.)
Est-ce un hasard ? Tous les acteurs qu’admire Belmondo, que son propre personnage évoque – Gary Cooper, Marlon Brando, James Dean – sont des acteurs de la marche. (Faites se déplacer le long d’un trottoir Alain Delon, Jacques Charrier, n’importe quel autre jeune premier français, et c’est un plan de transition, ennuyeux, bon à couper).
Et ce sont des acteurs de la peur. (Cela va ensemble : on avance parce qu’on a peur). Joues flageolantes de Cooper, bredouillements de Dean, sourire si faussement conquérant de Brando… le tueur, le petit dur n’est en réalité qu’un lâche dont les doigts tremblent sous le ceinturon. Un faux homme aux allures de fille : cheveux bouclés dans le cou, cuisse moulée dans le blue-jean, épaule ronde, nuque mince, et cette bouche entrouverte, impudique, donnée… Autour des dancings, des cafés, inquiétants mais inoffensifs, beaucoup ont déjà pris cette figure. Il leur manquait leur prophète : le voilà.
A 17 ans, Belmondo quitte sa famille (un père sculpteur, une mère qui voudrait des nuits tendres, « j’en pense mais je n’aime pas les dire ») pour aller s’installer dans le quartier de la rue des Lombards, « chez une personne et puis chez une autre ». La rue, les bistrots, les filles, les bagarres et la peur des bagarres, Jean-Paul avait trouvé son « milieu ». En même temps il prend des cours de théâtre, chez Girard, entre au Conservatoire, et fait de la boxe – ça se voit – sous la direction de Maurice Auzel, aime passionnément la boxe. Pourquoi ? « J’ai horreur des coups, ça fait mal ». Il en donne pour ne pas en recevoir. Il est frêle, long (poids welter), une détente de la droite, un bon jeu de jambes. Il aime le public du « Central » : « La boxe miteuse, celle où on voit semaine après semaine de pauvres gars qui se font faire une tête. Ça serre l’estomac ». (Il y gagne, une fois, un combat aux points).
Tout lui serre l’estomac. Attendre dans l’angle des cordes en soupesant l’adversaire de l’oeil. « Même dans les côtes, quand les autres vous disent ‘c’est rien’, les coups ça fait mal. » Attendre une entrée en scène. « J’arrivais toujours au dernier moment, je ne pouvais pas supporter d’être en coulisses. » Signer un film trop lourd pour lui : « Pour Moderato on me disait : ça n’est pas pour toi, tu vas te casser la gueule… » Songer à l’avenir : « Tout le temps il y a quelqu’un pour me dire : ‘Et dans dix ans, qu’est-ce que tu feras, qu’est-ce que tu vas jouer avec ta tête, quels rôles, hein ? tu peux me le dire ?’ J’ai envie de répondre : et vous, vous savez où vous serez à quarante ans ? Je n’ai pas d’imagination pour l’avenir. Peut-être que je tiendrai une épicerie. Ça m’est égal. Parfois je me pose un problème : je me dis qu’il faut que je mette de l’argent de côté pour élever mes gosses… »
Une sorte de doux déchet
Avec ses premiers millions – il en touche désormais plusieurs par film – il s’est acheté une Sunbeam décapotable. Il rêve d’une maison à la campagne. C’est tout. Dans son appartement du quartier Denfert, rien n’a changé : pas de tapis, des housses en plastique sur les fauteuils, l’électrophone est détraqué, Elodie, sa femme, s’occupe elle-même des deux petites filles. Les amis, aussi, sont les mêmes – d’anciens copains du Conservatoire (comme Claude Brasseur, qui tourne avec lui Les Distractions.)
« Si demain je suis au tapis, eux seront là, et les trois cents nouveaux amis que j’ai aujourd’hui, envolés. » En attendant, vite le bistrot, les copains, la chaleur d’aujourd’hui.
Pourquoi croirait-il à son succès ? Un soir, devant un public soudain devenu tendre, un coup part, heureux – « c’est comme à la boxe, la semaine d’après c’est toi qui encaisses ». Pourquoi Jean-Paul Belmondo, hier inconnu, pourvu de petits rôles au théâtre, dans des films de second ordre, démarre-t-il soudain ? (Demain un filin de Lattuada avec Sophia Loren, un autre de Vittorio de Sica avec Pascale Petit.) « On dit que c’est parce que je représente les jeunes de maintenant, la nouvelle vague… s’ils sont comme moi… »
Ils ne sont pas comme lui. Toute la jeunesse américaine ne ressemblait pas à James Dean : il était leur pente, leur malaise. Ce qui arrive quand on devient, en marge d’une société, une sorte de doux déchet, accusateur, abandonné. Belmondo fera-t-il la carrière de James Dean ? On peut seulement aujourd’hui noter quelques traits, quelques signes – égarement, rébellion passive – qui risquent de faire de lui un nouveau héros du désespoir. Il a fait des études « qui ne vont pas chercher loin », l’École Alsacienne, une boîte à bachot, bac raté. Il n’aime pas les « idées », lit peu : un peu Hemingway, la série noire, Françoise Sagan. Adore le cinéma : « Quand j’avais douze ans, avec les copains, on entrait par les portes de secours. On voyait tous les films. Surtout les westerns. » Il aime les bistrots, les cuites, se réveiller sans savoir ce qu’il va faire, déambuler d’un quartier à l’autre, les gamineries. Tout à coup, dans la rue, il se fige et déclame en entier, d’une forte voix de Conservatoire, le texte d’un panneau publicitaire.
Comme un gosse qui pleure
On le sollicite de présenter des disques à la radio. « Une sonate de Mozart, dit une speakerine distinguée, pourquoi l’aimez-vous, Jean-Paul Belmondo ? » « – Heu… eh bien ! parce qu’elle est en ut mineur. » « Et la Symphonie héroïque ? » « – Parce que, parce que… » « – A cause du souffle… » lui murmure Claude Brasseur. « – Ah oui, à bout de souffle ! » enchaîne Belmondo triomphant. « Et Bach ? » « – Ah ! non, je vous le laisse, moi je prends Laverne… » Et il tombe de rire dans les bras du copain.
Il aime rouler en voiture. Faufiler sa Sunbeam rouge et noir dans la circulation, avec le réflexe rapide, la science du « trou », qui permet d’avancer vite sans gêner ou frôler personne. (L’accident de Moderato ? Il accuse la voiture, trop légère. « Je n’étais pas assez chargé. Soudain elle s’est dressée dans le tournant. ») Quand il y a vraiment un obstacle sérieux, il a un rire doux. Il attend. Devant un très gros obstacle, que ferait-il ? « Un jour, j’ai assommé un gars à Saint-Germain-des-Prés, il est resté huit heures dans le coma. Maintenant, je me bats moins. Peut-être si on touchait à quelqu’un avec qui je suis… » Par devoir. Il paraît loin d’y tenir.

Portrait de Belmondo, L’Express du 2 juin 1960.
© / L’EXPRESS
La politique ? Ne l’intéresse pas. Deux ans de service militaire en Algérie. « Vous m’excuserez, là-dessus je ne veux pas parler. Je n’ai rien à dire. L’armée… » Un silence. « Quand je suis revenu, je pesais 59 kg, les amis me disaient : tu es foutu. »
L’amour ? Il aime les femmes qui ne « vous pèsent pas dessus ». Pas d’exigences, une vie à elles. Comme Elodie. Il rentre, il ne rentre pas, l’emmène, ne l’emmène pas. Pas de scènes ; à peine un peu triste ; souriante – à lui.
Les projets ? « Me mettre les bras en croix sur une plage. Pas pour demain… » Circuler, avec douceur, délicatesse, d’une attraction à l’autre, sans lointains, sans exigences, en se gardant seulement de ce qui répugne. Voilà pour le portrait moral.
Mais, chez un acteur, c’est surtout le physique qui parle : « Quand j’étais au Conservatoire, on me disait : ‘Toi, avec ta tête, tu ne pourras jamais prendre une fille dans tes bras, tu feras rigoler toute la salle’… Pourtant j’en prenais dans la vie et ça ne marchait pas si mal ! »
Un corps qui ne remplit pas ses vêtements, prêt à s’affaisser à tous moments, désarticulé avant même d’être touché – comme le gosse qui pleure avant la gifle (On ne le voit donc pas qu’il a son compte, qu’il est cuit ? qu’est-ce qu’on lui veut encore !…)
Au coin de la lèvre, cette trop longue cigarette allumée pour se donner une contenance – « peur, moi ? je n’ai pas peur » – et aussitôt jetée, par angoisse. (Contrairement à Gabin dont la virilité, d’une autre espèce, exigeait le mégot, le temps devant lui).
Et puis cette façon de courir, spectaculaire et inefficace, du poursuivi qui n’essaye pas vraiment de s’échapper, qui fait semblant – pour la galerie – mais qui intérieurement a déjà mis les pouces.
Et c’est cela son attrait – invisible aux professeurs du Conservatoire – ce néant qu’il apporte aux femmes (comme James Dean) dès qu’il s’approche d’elles. Si elles ne cèdent pas, c’est lui, de toute évidence, fragile, désosse, qui va céder. Aussitôt elles sombrent les premières (quelle femme résiste à une invitation pour la mort ?) quitte à chercher à se rattraper, comme Jean Seberg, par n’importe quel expédient ; ou s’enfonçant au contraire, comme Anne Desbarèdes, toute droite et hurlante – en bourgeoise, en « chienne » ravie de l’occasion.
Une armée d’adolescents
Où l’a-t-il chipée, Belmondo, cette allure de néant, de lâcheté virile ? D’un remodelage par la boxe ? Auprès des « macs » du quartier des Halles ? (Le mauvais langage, l’indifférence aux femmes, les coups, et soudain un mouvement – compté – de tendresse qui achève de les faire mourir). Il les aime du reste ces femmes données. « Les prostituées sont souvent bêtes, abruties : mais j’en ai rencontré deux ou trois qui étaient des personnes merveilleuses, elles savaient qu’elles s’étaient dégradées, que leur vie était fichue, et du coup elles ne pensaient plus qu’aux autres. Elles me disaient : pas trop de bagarres, ne bois pas trop, il faut que tu réussisses… ».
Un troupeau de « mères » qui n’ont plus rien à perdre, poussant aux épaules leur chéri, leur enfant mâle… Vers quoi ? La peur évidemment. Son élément. Celui dans lequel s’avance celte armée d’adolescents en blousons de cuir, le ventre serré, prêts à n’importe quelle bêtise sur un mouvement de terreur un peu plus fort – qu’ils fuiront ensuite du pas même de Belmondo, pour la frime. Insauvables.
Il arrive, de temps à autre, que naisse un acteur destiné par son tempérament, par son physique, à incarner une image idéale que se font d’eux-mêmes les jeunes gens de son temps. Il commence par leur, ressembler, puis bientôt par une série accélérée d’échanges mimétiques, ce sont eux qui lui ressemblent. Voici l’aube du belmondisme. Voici venir le temps des petits mâles bouclés, pas beaux. Pas gras, raidis et tendres. Tremblants. Et féminins. Et contents de l’être. Lorsqu’on demande à Belmondo : « Que pensez-vous de votre physique ? », il a cette réponse qui jusqu’ici n’appartenait pas aux hommes : « Je crois que j’ai du charme… ».
(1) Belmondo tourne en ce moment Les Distractions, mis en scène par Jacques Dupont.

Portrait de Belmondo, L’Express du 2 juin 1960.
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