
Les éditions de l’Aube publient Je vous écris de Moscou, journal d’un écrivain russe anonyme, Alexandre S. Ça commence le 24 février 2022 : « Hier soir j’ai fait du ski avec un ami. » Inutile d’essayer de deviner qui se cache derrière ce pseudo, vu que son nom ne me dirait probablement rien. En revanche, cette expérience de lecture m’éclaire sur mes capacités à reconnaître un écrivain. Un bon écrivain, si possible. Les éditeurs qui reçoivent des manuscrits d’inconnus par la poste doivent ressentir la même chose, comme une dégustation à l’aveugle.
Le 27 avril, Alexandre S. dresse la liste des objets pillés aux Allemands par son grand-père général de l’Armée rouge victorieuse en 1945 : « Un canapé recouvert d’un tissu rose foncé et aux pieds en pattes de lion. Une desserte en roulettes en laiton. Un coffret à chocolats avec des serviettes blanches imprimées… » Il y en a une page entière, de l’appareil photo Zeiss Ikon aux verres à pied en cristal, et c’est à ça qu’on reconnaît l’écrivain, le coup de génie de cette liste qui plante le décor de la vie d’Alexandre S., enfance passée au milieu des trophées de la Grande Guerre patriotique, comme ils l’appellent. Toute la famille S. coincée pendant soixante-quinze ans entre la machine à coudre Kayzer et le piano Wolkenhauer, fantômes d’une Allemagne vaincue qui aura continué de hanter une Russie inconsolable de ses 20 millions de soldats sacrifiés, plus 20 millions de civils, et encore 20 millions de déportés, le tout par Staline. Il y aurait chez les Russes, selon Alexandre S., une « arrogance humiliée ». Et humiliée par un pays censé être envahi et liquidé en trois jours.
« Une pensée étrange et terrible m’est venue à l’esprit, écrit-il le 3 mai, nous sommes fatigués de vivre et avons décidé de déclencher une guerre pour mourir de façon spectaculaire ». Il n’est pas très tendre pour ceux qui fuient ; lui, il reste, parce que la Russie « c’est mon pays ». On ne saura pas ce qu’il pense de la mobilisation décrétée par Poutine car son journal s’arrête le 24 mai. Il n’aura pas non plus parlé de Zelensky. Je vais le faire à sa place.
Quand la série de Zelensky fait référence à février 2022
La troisième et dernière saison de Serviteur du peuple est aujourd’hui visible sur Arte, elle ne compte que trois épisodes, tournés alors que Zelensky préparait sa candidature à l’élection présidentielle. Diffusés au moment de la campagne, ces trois épisodes constituent une sorte de fiction de propagande électorale d’une franchise inédite. Je résume : nous sommes en 2030 et un prof d’histoire explique à ses élèves comment et pourquoi l’Ukraine est devenue riche et prospère. Il raconte donc qu’en 2019, Vassili Goloborodko, le double de Zelensky, devenu président de la République, se retrouve à la tête d’un pays déchiré par d’insolubles conflits entre baronnies régionales.
L’Ukraine court à nouveau à sa perte, jusqu’au jour où un événement tragique survient : 57 mineurs se retrouvent coincés au fond d’une mine accidentée, à Lviv, en Galicie orientale. Seuls les sauveteurs du Donbass seraient capables de les sauver. Mais le chef de la milice galicienne refuse que des types du Donbass mettent les pieds en Galicie. On ne sait pas comment, mais ils arrivent quand même, et sauvent les mineurs de Galicie sous les applaudissements d’un pays enfin réconcilié.
Ce qui ne laisse pas de m’épater, c’est que les scénaristes de la série tournée en 2018, ont situé cet accident tragique mais rédempteur « en février 2022 ». D’un peu plus, ils le fixaient au jour et à l’heure précise de l’entrée des Russes en Ukraine.
Ça ne sera pas le premier renversement copernicien opéré par Volodymyr Zelensky, car si tous les grands personnages de l’Histoire ont inspiré des fictions, plus ou moins hagiographiques, pour la première fois au monde, une fiction aura engendré l’Histoire. Il va nous falloir du temps pour digérer ça, en mesurer l’importance, pour le cinéma et pour la politique.