L’ambiance est tendue ce lundi de février dans l’immense studio C du complexe de production de TSF à Epinay-sur-Seine. Dans une heure, une équipe de réalisation franco-américaine arrivée la veille de Los Angeles sera sur le plateau afin d’évaluer une technologie critique en plein développement : le décor virtuel.

Sur la scène, l’équipe de Neoset s’active devant un écran vidéo en demi-cercle de 5 mètres de haut et 22 mètres de large. Il est composé de 440 dalles led, des écrans plats haute définition sans bords visibles, qui permettent un affichage parfait. Alexandre Saudinos et Jérémie Tondowski, les deux fondateurs de Neoset, procèdent aux derniers réglages avant l’arrivée des clients. Le tournage ne commencera pas avant plusieurs semaines. Pour l’heure, il s’agit de convaincre la production américaine du bien-fondé du choix technologique proposé par les Français.

L’écran montre un film de test, tourné par une caméra équipée d’un super grand-angle couvrant un champ de 220 degrés. Défilent l’autoroute du Nord, l’avenue de l’Opéra, la place Vendôme de jour comme de nuit. Le réalisme est saisissant, au point qu’on perd l’équilibre lorsqu’on se place au centre du plateau. Derrière ses écrans, un technicien ajuste une multitude de réglages de l’image, tandis que le chef opérateur Aurélien Dubois filme l’ensemble pour s’assurer de l’intégration parfaite du décor numérisé, exactement comme si le film était tourné en extérieur. Les regards sont concentrés sur le moniteur témoin.

Le détail de la technologie du décor virtuel est un labyrinthe de paramètres dont aucun ne souffre l’approximation : le paysage qui défile doit être parfait avec des images fluides, un rendu des couleurs sans défaut. Si jamais l’acteur au premier plan affiche un teint de peau décalé par rapport au contexte visuel – lumière du jour pour une scène en extérieur ou éclairage artificiel pour un plan intérieur -, tout s’effondre, l’oeil du spectateur étant par nature impitoyable. « C’est délicat, résume Alexandre Saudinos. Un film de fiction ne tolère pas que les effets spéciaux soient visibles. Les personnages jouant dans un café ou roulant en voiture doivent s’intégrer naturellement dans l’arrière-plan virtuel. »

Les besoins insatiables des plateformes de streaming

Dans le cas présent, il s’agit d’un film réaliste se passant essentiellement dans un appartement avec des baies vitrées ouvrant sur une grande ville – un peu à la façon de la série Bosch, où le détective rebelle de Michael Connelly habite une maison à flanc de colline. Sauf que la série d’Amazon Prime Video avait été tournée sur place. Ici, l’appartement sera reconstitué en studio avec une vue panoramique urbaine filmée au préalable à différentes heures de la journée et par tous les temps. « C’est l’énorme avantage du décor virtuel, poursuit Saudinos. On peut passer quatre heures sur une scène de crépuscule, là où en décor naturel la lumière dorée de fin de journée se limite à une heure au mieux et varie constamment. »

Evidemment, cela suppose une rigoureuse planification en amont. Car pour créer le décor, il faut le filmer ou le créer numériquement. Les spécialistes des effets spéciaux ont un terme curieux pour définir le type de tournage nécessaire aux décors virtuels : ils appellent cela des « pelures » (plates en anglais), parce que le décor animé sera en fait composé d’une série de couches spatiales différentes, comme un oignon. Explications. Quand on regarde une rue par exemple, celle-ci sera composée d’éléments situés à 5, 10, 30 ou 100 mètres ; si on se déplace latéralement ne serait-ce que de 50 centimètres, tous les objets bougent, les plus éloignés de façon imperceptible. C’est cette parallaxe, dont l’effet est augmenté par la vision humaine stéréoscopique, qui donne le relief. Un décor virtuel va donc reproduire cela avec une caméra suivie dans l’espace au moyen de capteurs infrarouges, et dont les mouvements vont provoquer le glissement des différentes « pelures » les unes par rapport aux autres afin de recréer une impression de profondeur. C’est tout cela que veut vérifier le chef opérateur américain lorsqu’il porte à son épaule une lourde caméra Red.

A l’arrière du plateau, un homme suit avec attention la scène et les échanges entre l’équipe américaine et celle de Neoset. Laurent Kleindienst est le directeur commercial de TSF, qui possède les studios d’Epinay et qui contrôle à peu près la moitié des moyens de tournage français. « La demande est en forte croissance, dit Kleindienst. Elle est portée par les plateformes de streaming, dont les besoins sont insatiables. Les décors virtuels sont l’avenir. L’équipe de Neoset maîtrise la technique tout en étant issue du monde du cinéma. Ils sont donc des interlocuteurs parfaits pour les productions » TSF est en train de construire un nouveau complexe à l’est de Paris. La question d’y installer, en propre ou avec des partenaires, un mur de LED pour accueillir les tournages virtuels est clairement d’actualité pour faire face à une demande qui explose. Ils remplacent de plus en plus les fameux fonds verts ou les bâches imprimées avec un décor figé, qui sont appelés à disparaître.

Les opérateurs de streaming sont demandeurs de ces moyens de tournage high-tech. Les Netflix, Amazon, Apple TV, Disney+ et autres sont engagés dans une compétition sans merci pour prendre les commandes d’un marché devenu énorme : les foyers américains ont en moyenne 3,6 abonnements à un service, selon le cabinet Kagan. Cette année, les huit grands groupes de médias américains présents sur la vidéo à la demande vont investir 115 milliards, selon un calcul du Financial Times. C’est l’équivalent de 100 fois la production française, dont un tiers des investissements sera d’ailleurs financé par les plateformes américaines, suivant une obligation légale.

D’où une forte pression sur la productivité des studios. Netflix, le plus gourmand en séries et longs-métrages, pousse au recours aux décors virtuels, allant jusqu’à financer une partie de la recherche & développement de certains opérateurs avec un unique objectif : obtenir ce qu’il y a de meilleur et plus rapide à mettre en oeuvre.

Consolidation spectaculaire du secteur

Les tournages en extérieur made in Hollywood ne lésinent jamais sur le personnel. La première séquence d’un épisode de Succession a nécessité – ou en tout cas rassemblé – 200 personnes sur un aéroport italien ; lors du tournage de certaines scènes de Dune de Denis Villeneuve, 800 personnes étaient présentes dans le désert jordanien. Même si la disparition totale des extérieurs n’est pas envisageable, il y a de la marge – c’est le moins qu’on puisse dire.

« Et pour certaines productions le gain est spectaculaire, précise Jérémie Tondowski, le cofondateur de Neoset. Un film tourné principalement en voiture, qui avait été budgété sur douze jours en extérieurs, a été réalisé en cinq jours avec nos décors en murs de leds. » Jon Favreau, le réalisateur de la série The Mandalorian (énième déclinaison de Star Wars pour Disney+), estime que le gain en nombre de pages de scénario tournées chaque jour est de l’ordre de 30 à 50 %.

La triple contrainte de la demande croissante des plateformes, de la volonté des réalisateurs d’élargir leur palette créative et de produire plus vite a déclenché une course aux armements dans les effets spéciaux. Ceux-ci représentent aujourd’hui environ un tiers du budget des films. La conséquence en est une consolidation spectaculaire du secteur, comme le récent rachat de la firme néo-zélandaise Weta Digital (Le Seigneur des anneaux, La Planète des singes) par la firme californienne Unity Software pour 1,65 milliard de dollars. Fait intéressant, Unity, valorisé à 30 milliards de dollars, est un fournisseur d’outils de développement de jeux vidéo. Car, dans les grandes manoeuvres actuelles dans la tech, on assiste à la convergence de l’industrie du jeu vidéo, de la création cinématographique, de l’intelligence artificielle (avec des décors numériques qui n’auront plus besoin d’être filmés car générés par des algorithmes), de tout le secteur de la simulation (des voitures autonomes aux projets d’usines reconstitués en 3D).

Tout un secteur est en train de se réorganiser. Car un autre environnement va se déployer : le métavers. La guerre des pixels ne fait que commencer.