
Je viens de terminer les six épisodes de la série Orelsan. « Montre jamais ça à personne », réalisée par Clément Cotentin, le petit frère du rappeur. Il a suivi pendant quinze ans son grand frère et ses amis musiciens, rappeurs, et sa grand-mère, et ses père et mère, ses producteurs, ses spectateurs, ses détracteurs, suivi au jour le jour, caméra à la main, tout comme on aurait adoré le faire avec notre propre vie de patachon, filmer, ou de faire filmer non-stop, tout au long de notre vie… mais qu’on n’a pas eu l’audace, la patience, la foi… Et peut-être parce qu’on a eu l’intuition qu’un type d’Alençon était en train de le faire, mieux que nous, et avec une vraie future star comme acteur principal.
Une star qui paie pas de mine, au départ. Un peu mou, un peu grunge, lent et pas frimeur, mais qui gamberge, pense à sa vie, et écrit, écrit beaucoup. Un fils d’instit, c’est pour ça. Les rimes, les vers, la recherche du vocabulaire de la révolte, et puis le rythme qu’offre l’âpre rap et lui permet de dire les choses qui fâchent, et font sortir du bois les censeurs associés, Zemmour et Ségolène unis dans leur commune haine des mots qui disent les choses.
La chanson s’appelle Sale Pute, elle raconte le malheur d’un type trompé par sa gonzesse, et qui veut la tuer. Sur le même thème, Johnny l’avait fait avant lui : « Je l’aimais tant que pour la garder je l’ai tuée ». Et Balavoine, et Brassens, et Maurice Vaucaire : « Entre deux pavés qui feront à ton crâne quelques fêlures », repris par Nougaro. Où est la nouveauté, le scandale ? Dans le style. Le rap n’a pas le droit.
Basique, le clip qui déchire la décennie
Le film de Clément Cotentin raconte bien ce moment-là, en quelques stock-shots d’actualités qui font mal, très mal, le lynchage par la bonne conscience des bien-pensants, au nom de la protection de l’enfance, celle qu’ils avilissent à longueur de discours calculateurs pour mes bons électeurs. Pas dire les choses, pas dire les noms. Le gosse d’Alençon se croit au-dessus du vice démagogique et calomniateur parce qu’il sait qu’il a du talent, eh ouais, un petit succès qui monte. Attaqué en justice, condamné, puis relaxé en appel ; les juges auraient-ils pris le temps d’écouter la chanson ? Mais Taubira s’en mêle. La grande défenseuse des Lettres convenables aura oublié ce que le mot fiction signifie, ce que poème autorise, ce que littérature exprime. C’est grave. La justice suit son cours jusqu’à la prochaine relaxe. Ça suffit. En attendant, l’artiste aura placé les censeurs face à leur miroir : voilà ce que vous êtes, FN, UMP et PS entraînant les manifs des Chiennes de garde menaçant de « couper les couilles à Orelsan ». Ça l’a fait rire au début, avant de comprendre qu’il n’avait pas trop intérêt à sortir du studio sans son masque. Ferait mieux de s’enfuir.
On le voit six mois plus tard, les ailes coupées, gavé de hamburgers, déprimé bouffi, et le petit frère continue de le filmer. Il filme aussi le moment où les potes appellent : « Reviens, Aurélien, reviens ! »
L’esprit de vengeance le ranime. La vengeance par les mots. Les mots d’un esprit humilié. La rage et le dépit devant la bêtise de l’injustice. La vengeance n’est plus qu’une sympathique revanche par le succès. Place aux jeunes. C’est le triomphe de Basique, le clip qui déchire la décennie, les trois minutes qui ont relevé le niveau de la franchouillardise aux yeux du monde des moins de 30 ans. Il approche de la quarantaine quand il réalise aujourd’hui L’Odeur de l’essence, son dernier clip, dernier cri publié la semaine dernière. A l’heure où j’écris, c’est 2 millions de vues en vingt-quatre heures. Nouveau triomphe. Les records n’empêcheront pas Orelsan de vieillir, eh oui, de s’enrichir, oh la la, et pourquoi pas devenir papa. On peut compter sur les mots, l’amour qu’il leur voue, pour se maintenir sur la brèche, et compter sur les images de son petit frère pour saisir la grande vie qui les attend, mais la saisir avec cette caméra-là, intrusive, tendre, dévote sans être idiote.