Ne sachant pas quoi faire pour l’Ukraine, avec l’Ukraine, sur l’Ukraine, en solidarité désespérée, je regarde sur Arte Le Serviteur du peuple, la première série TV de l’Histoire ayant abouti à l’élection d’un comédien à la présidence d’une république démocratique, géniale préfiguration d’un mandat qui allait provoquer la troisième guerre mondiale. Et pourquoi pas anéantir la planète.

Je voulais le faire depuis quinze jours, mais il y a 23 épisodes, près de neuf heures d’écran pour la première saison, et dans le même temps je dois finir d’écrire mon livre sur Léon Daudet, raconter comment le suicide de son fils l’a empêché de devenir le Mussolini qu’il rêvait d’être, le Hitler de la France aux Français. En fait, je me retrouve dans la même histoire, le destin de Volodymyr Zelensky prouvant que Marx s’était trompé, non seulement l’Histoire se répète, mais la première fois c’est une série comique, la seconde c’est la vraie vie tragique.

1938, l’Europe tétanisée par la montée du nazisme : « Hitler ne peut pas prendre la responsabilité de déclencher une deuxième guerre mondiale, ça n’est pas possible, pas vingt ans après Verdun ! Et puis son truc avec les juifs, ça n’est pas sérieux, c’est rhétorique. Il ne peut pas tous les tuer. »

2018, la même Europe mêmement tétanisée devant la montée du poutinisme : « Les Américains exagèrent, ils nous refont le coup de l’Irak avec les armes de destruction massive. N’allons pas provoquer cet ours. » D’une époque à l’autre la même énigme : est-il possible qu’un seul homme puisse décider du sort de l’univers, avec la jubilation que lui inspire visiblement sa perte ?

Vingt ans pour former un peuple aux joies de la guerre

Vingt ans, c’est le temps qui sépare l’Armistice de l’Anschluss. Et qui sépare l’avènement de Poutine de l’invasion de l’Ukraine. Vingt ans pour former un peuple aux joies de la guerre. Les Russes d’aujourd’hui valent-ils mieux que les Allemands d’hier ? Je ne dis pas « tous les Russes », je ne dis pas non plus « tous les Allemands ». Et les Français de 1940 sont loin de valoir les Ukrainiens d’aujourd’hui. Je ne doute pas qu’il y ait en ce moment, entre Moscou et Kiev, des écrivains qui tentent, comme en leur temps Romain Rolland et Stefan Zweig, de vaincre leur propre haine patriotique. Mais à partir de quel pourcentage de votants ça commence, « un peuple uni derrière son chef » ? Et quand finissent-ils par être écrasés, exterminés, les ultra-minoritaires ?

Quand le mur de Berlin est tombé, j’ai cru que c’était fini, je suis allé en Russie tourner un film. Deux Français, deux Russes dans une vieille bagnole de location bourrée de matériel de cinéma, le bonheur à l’état pur. Sur la route de l’ancienne Leningrad, à 200 kilomètres de Moscou, on se fait arrêter par la police : « Papiers ! » On ne les avait pas. Ni passeport ni permis, rien. Un oubli dû à la vodka de la veille, probablement. Que croyez-vous qu’il advint ? Le flic, goguenard, nous a laissés filer. Et sans bakchich. Vive la France. Vive Gorbatchev. Ce n’est pas ça qui m’a fait aimer la Russie, je l’aimais avant et je l’aimerai toujours, avec les Russes qui sont dans mon film, d’incurables nostalgiques, les enfants chantaient Patricia Kaas, les vieux récitaient du Pouchkine. Il ne nous restera toujours ça. La musique, la littérature, le cinéma…

Dans le sixième épisode du Serviteur du peuple, le président Goloborodko, interprété par Volodymyr Zelensky, a disparu. On pense qu’il a été enlevé. En fait, il est retourné dans sa classe donner un cours d’histoire à ses élèves. A la fin de son exposé, il cite Piotr Stolypine, le Premier ministre russe, qui aurait lancé à la face du socialiste révolutionnaire Dmitri Bogrov qui braquait son revolver sur lui : « Si vous voulez me tirer dessus, allez-y. Mais sachez que je suis heureux de mourir pour mon tsar. » C’était le 1er septembre 1911, Bogrov a tiré deux fois, et Stolypine est mort quatre jours plus tard, comme le raconte Zelensky à ses élèves.