
Au marché des idoles, si Jean-Luc Godard n’est pas le produit le plus vendu, il est un des plus singulier. On ne sait pas trop ce qu’on admire encore chez « le plus con des Suisses prochinois », il n’est même pas certain qu’on l’ait jamais véritablement admiré. Et pour ce qui est de l’aimer, la réponse n’est pas simple non plus, car il s’est évertué, durant toute sa carrière, à ne jamais répondre à ce que ses thuriféraires attendaient de lui. Il a même tout fait pour les décourager, en réduire le nombre, allant jusqu’à se rendre, de film en film, plus inaudible, éprouvant, et irregardable. Dès lors, à quoi tient sa réputation, de quoi est faite sa notoriété ?
Deux trois plans, quatre ou cinq répliques dans ses premiers films, quelques bons mots dans les conférences de presse, au cours desquelles les rires qu’ils déclenchaient, tels des sauts de truites hors du torrent d’ennui, tenaient plus du soupir de soulagement que de la grande poilade. Après que les humoristes, faisant farine de son accent suisse au chuintement imitable, lui aient assuré une belle carrière de comique, les critiques lui offrent, mort, ce qu’ils lui avaient garanti de son vivant, une presse excellente. C’est-à-dire pléthorique, exagérée dans les deux sens.
Huit mois après son suicide, un de ses fans, le bédéiste Philippe Dupuy ressort de ses tiroirs un projet d’album qu’il intitule J’aurais voulu voir Godard (éd. Futuropolis). N’ayant pu, comme de juste, le rencontrer en vrai, Dupuy invente cette rencontre mythique, à Rolle, en Suisse, au bord du lac Léman, où résidait cloîtré le cinéaste. L’échange quasi socratique, à bord d’une barque, ne nous apprend pas grand-chose, comme tout ce qui ressort de l’imagination. Rien sur Godard. Mais sur Dupuy, un peu plus. L’idée de cet album, avant de la retoquer, lui était venue d’un propos de JLG publié dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma : « J’aimerais bien savoir dessiner, même pas habilement comme les dessinateurs de bandes dessinées, sans talent, mais dessiner à peu près correctement, dessiner quelque chose, je pense que je m’en servirais beaucoup. » Dupuy, en amoureux trahi, avait pris la mouche : comment ça « sans talent » ! Mais Godard ne répondra pas de cette insulte. Pas même en imagination, car même en imagination, dans la barque voguant sur le lac Léman, Dupuy n’ose pas lui reprocher quoique ce soit.
Godard ne serait que le miroir de ceux qu’il fascine
Dupuy admire Godard pour sa liberté, son audace, sa façon de ne pas faire des films conventionnels, de casser les codes, comme dit le patron de LVMH qui admire les grands artistes qui cassent les codes… en customisant les sacs à main de ses marques. Face au silence de JLG, Dupuy tente l’appropriation mimétique : devenir aussi foutraque et farci de références à l’histoire de l’art qu’un film de Godard. Heureusement, Philippe Dupuy, dont on connaît le talent (Mon papa dessine des femmes nues, ici même couvert d’éloges), n’arrive pas à être aussi ennuyeux que son maître en transgressions, c’est plus fort que lui, il faut qu’il raconte une histoire, assez distrayante pour les lecteurs qui suivent depuis dix ans ses savoureuses aventures d’auteur en mal d’aventures.
En 1967, Philippe Garrel, alors âgé de 19 ans, réalisait pour l’ORTF un documentaire, Le Jeune Cinéma : Godard et ses émules. Parmi ces derniers, interrogés sur leur rapport au maître, Jean Eustache raconte qu’il a réalisé son dernier film avec les chutes de pellicule vierge de Masculin féminin. Barjol estime quant à lui qu’on doit se mettre à genoux devant les films de Godard, et qu’il faudrait interdire le droit d’entrer dans une salle de cinéma « avant d’avoir regardé quatre fois de suite Les Carabiniers ». Goupil, qui n’a pas 16 ans, accuse le réalisateur de La Chinoise d’avoir « trahi le marxisme-léninisme » et « récupéré l’irrécupérable : la révolution ! »
Godard ne serait donc que le miroir de ceux qu’il fascine, leur renvoyant l’image et le son du ridicule de leur passion.