Bien avant que votre magazine ne traite sérieusement la question, quand le mot « woke«  est apparu, Dora m’a demandé ce que ça voulait dire. Je ne l’ai pas envoyée sur les roses comme un gros macho, du genre : « Est-ce que tu connais le mot ‘dictionnaire’ ? » Je ne lui ai pas dit ça, parce que je sais pourquoi Dora ne va pas chercher dans le dictionnaire quand elle tombe sur un mot qu’elle ne connaît pas. Vous l’avez deviné, c’est par amour.

Ce mot « woke« , je l’avais entendu à diverses occasions, sans avoir eu moi-même le réflexe du dictionnaire. Vous l’avez deviné, c’est par paresse. D’autant qu’à force de l’entendre je m’en étais fait une idée. Une idée vague et complètement fausse, comme toujours avec les idées qu’on se fait des choses nouvelles. Comme il y avait des pour et des contre, j’envisageais la « culture woke » comme une tendance, un mouvement politique, philosophique sur les bords, consistant à mettre des idées dans un wok, et les faire revenir à la mode, je plaisante, je ne savais pas ce que c’était.

De « wok » à « woke« , sur Wikipédia, j’ai appris qu’il s’agissait du « réveil des minorités » : sexuelles, ethniques, culturelles, religieuses, tout. Pas nouveau, me suis-je dit, les minorités n’ont jamais cessé de se réveiller pour secouer les chaînes qui les maintiennent dans la minorité. Sauf que jusque-là elles les secouaient à tour de rôle, c’était gérable. Aujourd’hui c’est toutes en même temps. Et avec des minorités naissantes, inconnues, imprévues, et donc insaisissables. Après celles que j’ai citées plus haut est arrivée l’époque que j’ai bien connue, celle des jeunes. Une des minorités qui a le plus souffert. Mais c’est fini. Aujourd’hui ils ont droit à tout et ils vous narguent avec leur fraîcheur, leur énergie, leur beauté.

Leur beauté, justement, parlons-en. Leur beauté bien-pensante, conventionnelle, majoritaire et silencieuse. Petite-bourgeoise. Et en face, inévitablement, la nouvelle minorité agissante, râleuse, décomplexée, une minorité qui se réveille enfin : les moches. Comme tous les grands mouvements de l’Histoire, le réveil des moches était dans l’air, leur plainte a traversé les siècles, mais silencieuse, et leur détresse était invisible au sens où personne ne supportait de les voir. Il a fallu un homme, un seul moche, certes entouré d’une bande de moches, mais sans lui rien ne serait arrivé, car c’est lui le génie.

Riad Sattouf, sors de ce corps !

Au cours de sa vie, Riad Sattouf sera passé d’une minorité à l’autre avec, successivement, une insouciance enfantine, un fatalisme oriental et un panache inclassable. Ecolier blondinet dans la Syrie de Hafez el-Assad, ado mal coiffé dans un lycée breton sous Mitterrand, bédéiste bedonnant à l’école des beaux-arts de Rennes, il finit dans le seul art capable d’offrir à son talent la synthèse de toutes les revanches à prendre contre la disgrâce : le cinéma. Avec Les Beaux Gosses, Sattouf marquait l’entrée par effraction du moche dans le monde enchanté des stars.

Pour incarner son personnage, il lui fallait trouver un ado aussi moche que lui. Il hésite d’abord en découvrant Vincent Lacoste, qu’il ne trouve pas assez moche. Le jeune ambitieux, comme pour gommer son charme naissant inapproprié par une bonne dose de connerie, se casse la jambe la veille du tournage des premiers essais. Béquille et appareil dentaire donneront les dernières touches au personnage.

On ne voyait pas comment, après L’Arabe du futur, Riad Sattouf allait pouvoir inventer quelque chose d’aussi bien. Allait-il passer sa vie à raconter sa vie ? Avec Le Jeune Acteur, Sattouf raconte la vie de son double, un Vincent Lacoste à jamais marqué, hanté par ce rôle qui n’est pas tout à fait lui, pas tout à un fait un autre. L’ado moche et nul qui devient célèbre, riche, bon acteur, ça sent le succès planétaire à plein nez, car, de film en film, la beauté lui vient, elle pousse et implore : Riad Sattouf, sors de ce corps !