
Lise Akoka a d’abord voulu être actrice et à cet effet a pris des cours de comédie tout en préparant une licence de psychologie, avant d’enseigner elle-même la psychologie de l’enfant et de travailler sur des castings pour une quinzaine de films : il fallait trouver des enfants, des ados, les sélectionner à travers des bouts d’essai, les proposer aux metteurs en scène, puis les préparer pour le tournage en leur faisant apprendre le texte, leur expliquer ce qu’on attend d’eux, les faire répéter, ce qui n’était déjà plus très loin de la direction d’acteurs, et donc de la réalisation.
Elle rencontre Romane Gueret, qui dirige des castings. Toutes les deux se retrouvent à travailler ensemble, par exemple sur Pornstar, le court-métrage de Thomas Finkielkraut et Maxime Caperan, pour lesquels elles vont devoir trouver une femme, éventuellement une actrice, qui accepte et qui serait capable d’interpréter une ancienne star du porno. Il leur faut aussi un acteur crédible dans le rôle du producteur de porno.
Selon que l’on trouvera ça indigne ou édifiant, on dira qu’elles ont commencé bien bas ou qu’elles ont déroulé du câble. Elles réalisent aussi un clip pour la chanson de Pauline Croze, Tu es partout. Personnage principal : une petite fille de 10 ans, abandonnée sur la plage. Et qui pleure. Pas facile de faire pleurer un enfant au cinéma. C’est pourtant le truc qu’ils font le plus volontiers, dans la vie réelle. Mais elles ont acquis une telle expérience, Romane Gueret et Lise Akoka, qu’elles peuvent se lancer dans la cour des grands et réaliser leur film. Un long-métrage de fiction. L’histoire ? Un tournage de film dans une cité HLM du nord de la France. La cité Picasso.
Un aller-retour permanent entre le réel et la fiction
La première scène, ça ne vous surprendra pas, c’est un casting. Le metteur en scène, belge, vieux beau, paternaliste, qui interroge de sa voix chaude, rassurante, mielleuse, les candidats aux quelques rôles principaux du film : un cassos de 10 ans, un ado qui sort de taule, une fille qui n’a pas froid aux yeux. Ils ont été recrutés lors d’un « casting sauvage ». Une des gosses, celle qui ne veut pas tourner dans le film, parce qu’elle n’aime pas ça, demande au réalisateur : « Pourquoi vous avez pris les pires ? » On a le titre du film : Les Pires.
Toute la subtilité de l’entreprise réside dans cet aller-retour permanent, déroutant, entre le réel et la fiction. Un simple mouvement de caméra, travelling avant ou zoom arrière, on ne peut plus dire à quel moment ces jeunes-des-cités parlent d’eux sincèrement ou interprètent un rôle en vue du faux documentaire immersif à l’intérieur de la cité Picasso. C’est comme un saut en élastique dans le précipice d’une mise en abyme.
Pour ceux qui n’osent pas dire que La Nuit américaine de Truffaut n’est pas un si bon film que ça, et que Les Quatre Cents Coups n’est pas non plus à la hauteur de Zéro de conduite, ces grincheux anti – nouvelle vague ont maintenant de quoi soutenir leur opinion ; le grand film sur l’enfance du cinéma, c’est Les Pires. Peut-être parce qu’il échappe au « film d’auteur », en étant réalisé par deux femmes.
La question du passage de la réalité à la fiction, il est abordé aussi dans L’Innocent de Louis Garrel, lors de la scène au restau routier, quand le demi-sel froussard et la délurée doivent distraire le chauffeur du camion qui transporte les boîtes de caviar pour qu’il ne se rende pas compte qu’on lui pique sa cargaison dans son dos. Parce qu’elle montre des personnages en train de jouer aux acteurs, la scène transporte le spectateur qui, dès lors, n’a pas perdu son temps. C’est cruellement ce qui manque au film de Valeria Bruni Tedeschi, Les Amandiers, qui raconte pourtant une histoire de théâtre, lieu de tous les transports. Voilà en tout cas trois films qui montrent que nous sommes devenus des Spectatores sapiens sapiens.