Loin des chiffres auxquels on fait dire ce qu’on veut, loin de la politique pour laquelle ça n’est qu’un argument, loin des romans compassionnels, des comédies lénifiantes et des mélodrames historiques, loin des tribunes indignées et des théories sociologiques, mais tout près des êtres qui la vivent et en crèvent au jour le jour, la xénophobie française est là, concrète, palpable, dans ce cabinet d’avocates spécialisé dans le droit des étrangers où le réalisateur Swen de Pauw a planté sa caméra. Planté n’est pas une métaphore. Des plans fixes, une lumière crue, pas de maquillage, pas non plus d’interview, et bien sûr aucun commentaire. Un documentaire, un vrai, c’est quand il n’y a pas de commentaire. Ça devrait être la règle. Le commentaire introduit une voix qui est forcément celle d’un personnage de fiction qui, comme le narrateur du roman, nous raconte une histoire, nous l’explique, fin et morale comprises. Le documentariste filme et ne raconte pas, la fin est hors champ, la morale hors de propos. Dans Maîtres, c’est le titre du film de Swen de Pauw, il n’y a pas de personnage, pas d’histoire, pas de dénouement, juste des personnes et des situations : des plaignants et leurs avocates qui se parlent, face à face.

Comme si la caméra n’était pas là ? Non. Ils n’oublient jamais qu’un film est en train d’être tourné, ils ne font même pas semblant de l’avoir oublié. Simplement, ils ont autre chose à faire que de s’intéresser au film. Certes, on peut penser que les regards-caméra ont été coupés au montage, mais c’est pour éviter les malentendus, pas pour faire croire à une caméra cachée.

Je me souviens avoir filmé, au sous-sol du BHV, en toute illégalité, un démonstrateur de perceuses en action ; une dizaine de clients le regardaient faire et de ma caméra ces bricoleurs n’en avaient cure, obnubilés par la démonstration. Les gens sont comme ça quand ils sont pris de fièvre consumériste, ça ne rigole plus. Alors vous pensez quand ils sont sous le coup d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français), s’ils s’en balancent de la caméra !

Des étrangers en perdition

Est-ce pour autant « la vérité » que montre Swen de Pauw dans son film ? Evidemment non. Ce n’est qu’un bout à bout de segments de réel. Des entretiens filmés entre plaignants et défenseurs, sans que l’on puisse repérer de connivence avec l’équipe du film. Et s’il y a eu, au tournage, des moments de cabotinage (tout est possible, on en a vu qui lâchaient des bons mots en montant à l’échafaud), ils ont eux aussi été coupés. Il ne reste que le cœur des affaires : des étrangers en perdition. Un cas, tragique parmi d’autres : Kosso (son nom a été changé) est un ressortissant tchadien. Au cours de la guerre, un obus est tombé sur sa maison, tuant sa femme et le blessant aux bras et à la colonne vertébrale. Ne pouvant être soigné au Tchad, il a confié son fils à sa famille avant d’aller se faire soigner en France. Comme on le voit dans le film, il reste lourdement handicapé des deux bras. A ce titre, il percevait une allocation adulte handicapé, obtenant régulièrement des titres de séjour. En France, il rencontre une Française avec laquelle il se marie. Leurs enfants sont français. Soudain, alors qu’il sollicite le renouvellement de sa carte de séjour, celle-ci lui est refusée par la préfecture qui lui impose une OQTF. Elle lui reproche de se rendre souvent au Tchad où il aurait, selon son épouse, contracté un mariage religieux avec une Tchadienne. Kosso nie le fait : « J’aime mon épouse, je n’en ai pas besoin d’une autre. » Et s’il va au Tchad, c’est pour voir son fils.

Ce dont Christine Mengus, son avocate, voudrait s’assurer, c’est que Kosso ne lui cache rien. Avec ses mains affreusement mutilées, Kosso promet : « Rien caché. » Parmi les huit cas qui apparaissent dans le film, le plus désespérant c’est le neuvième : un jeune stagiaire qui vient d’être embauché au cabinet. Les avocates auront du mal à le débarrasser de ses préjugés xénophobes.