
Après l’annonce du décès de Jean-Luc Godard ce mardi 13 septembre, Emmanuel Macron a salué la mémoire du « plus iconoclaste des cinéastes de la Nouvelle vague »et souligné « le regard de génie » de « ce trésor national ». En 1998, le journaliste et écrivain Jean-Pierre Dufreigne consacrait dans L’Express un long portrait à ce monument du cinéma du XXe siècle. Une véritable déclaration d’amour au cinéaste que nous vous proposons de redécouvrir ici.
Dans L’Express du 8 octobre 1998
Pour éviter à certains une lecture agacée, nous déclarons tout de suite que, à la question du titre, passablement sotte mais sourdement énoncée depuis quarante ans, la réponse est oui. Définitivement.

Article sur Jean-Luc Godard daté du 8 octobre 1998.
© / L’Express
Jean-Luc Godard est inscrit au rôle des génies du XXe siècle dans la catégorie art. Car il faut aller au plus large que le cinéma, qui fit sa renommée et sa détestation. Godard est petit-fils de Manet comme de Griffith ; il est Goya parfois, au hasard d’une scène de guerre : la chemise blanche, éclatante, du fusillé du Tres de mayo devient celle de Camille dans la fosse commune d’On ne badine pas avec l’amour à Sarajevo, chapitre de son For Ever Mozart, et était déjà le mouchoir immaculé placé sur le visage de la jeune résistante blonde devant le peloton d’exécution des Carabiniers.
Godard sait peindre la guerre, comme l’amour, l’argent – ça coûte, un film – sans oublier la mort. On meurt beaucoup dans ses oeuvres (mot que nous préférerons à films), autant qu’on y aime, qu’on y plaisante, qu’on y désespère, qu’on y réfléchit – à la Cocteau : comme un miroir, comme un cerveau. On y cite énormément, car Godard le cultivé s’inscrit aussi bien dans la tradition de Joyce et de Céline – à la fin d’Une femme mariée, une employée de maison qui se nomme Mme Céline comme Pierrot le Fou se prénomme Ferdinand débite le monologue cru de Molly Bloom en faisant la vaisselle – qu’il s’inscrit dans celle d’Anna Karenine. Est-il histoire mieux contée au monde qu’Anna Karenine, en l’honneur de laquelle JLG envoya naguère une équipe à la gare de Moscou pour tourner le suicide d’Anna sous les roues d’un wagon en balançant le minuscule sac à main rouge qu’elle arborait dès le début du roman ? Il ne s’agit pas d’afféteries, mais du rappel que l’art et la vie évoluent sur des voies parallèles, se pillent l’un l’autre, et se remboursent en monnaie de l’absolu, ainsi que l’écrivait Malraux, cinéaste d’un unique film (vécu), L’Espoir. Vie et art, donc histoire, vont de l’avant sans oublier dans leur petit bagage, trésor d’or et de clinquant, leur passé fulgurant.
Godard est, entre XIXe et XXe siècle, un jalon, ce qu’est pour lui le cinéma : « Il faut se souvenir que le XIXe siècle qui a inventé toutes les techniques a inventé aussi la bêtise et que Madame Bovary avant de devenir une cassette porno a grandi avec le télégraphe (…). Avant l’aube du XXe siècle, les techniques ont décidé de reproduire la vie. On inventa donc la photographie et le cinéma. Mais comme la morale était encore forte et qu’on se préparait à retirer à la vie jusqu’à son identité, on porta le deuil de cette mise à mort ; et c’est avec les couleurs du deuil, avec le noir et avec le blanc que le cinématographe se mit à exister. (…) La seule chose qui survit à une époque est la forme d’art qu’elle s’est créée. (…) C’est ainsi que l’art du XIXe, le cinéma, fit exister le XXe qui par lui-même exista peu. » Voilà ce qu’on lit, entend – de sa voix – dans Histoire(s) du cinéma. Douze ans de réflexion, de travail hallucinant sur le son, les bruits, les paroles, de montage et remontage, de repentirs, dirait-on en peinture. Au final, un grand oeuvre. Livraison aux bords du XXIe siècle. Le 9 octobre 1998.
L’historien et artiste Godard s’inscrit donc non seulement dans ce qui fut et est, mais dans ce qui sera. Son art a depuis lurette enfanté des épigones, sans qu’il en soit responsable, sinon par la création d’un style, de maints styles, car JLG a changé de nouveau son (et le) cinéma depuis Détective (1984). Et, si votre mémoire godardienne défaille, il y a là tout pour la restaurer, la faire rêver. La mémoire rêve nos souvenirs.
L’art de forcer les serrures
Ce n’était donc pas un accident de l’Histoire, une coïncidence de la mondanité si, dans la futilité d’une cérémonie des césars, en mars 1998, le héros de Détective, Johnny Hallyday, remit à Godard son trophée dans des embrassades qui ne sentaient pas la circonstance. Le trophée récompensait l’ensemble d’une oeuvre et la mémoire d’une Nouvelle Vague. Loin d’un hochet de rattrapage (Godard fut lauré partout, Venise, Berlin, Locarno, ailleurs, sauf à Cannes), loin d’un sarcophage en laiton massif n’enfermant que la nostalgie de ce qui a été, la statuette, entre ses mains, figurait une lampe de mineur encore capable d’éclairer ce long siècle des obscurités. Celui qui commence avant Baudelaire, avant Delacroix (aux tableaux « incarnés » dans Passion), et menace de ne pas trop vite se terminer.
Godard et son (ses) Histoire(s) du cinéma (« avec des s, des SS ») enluminent donc trois siècles, dont un à naître, puisque le coffret de quatre volumes, de huit chapitres, autant de cassettes ou disques laser espérés mais non édités, de diffusions télé (six heures) exigées mais pas encore programmées contient « toutes les histoires qu’il y aura, qu’il y a eu ». On notera ce futur, qui, soudain, précède le passé.
Depuis Braudel et ses condisciples des Annales, récemment, depuis Hérodote, certainement, tout historien est artiste, philosophe, ethnologue, politique. Mais autrement. On ne peut nier que Godard soit autrement. Autrement réaliste. Autrement visionnaire, puisque son matériau est l’image. L’image est ce qui se propose à nos yeux, ce qui nous est extérieur, ce dont nous sommes exclus. Le métier de spectateur des oeuvres de Godard est celui du cambrioleur : l’obligation de forcer les serrures. JLG laisse faire, le souhaite peut-être, n’aide jamais. Désormais, en vieillissant (déjà 68 ans), il avoue sa solitude. Il se montre accroupi dans un coin d’une maison trop vaste ou sous perfusion à l’hôpital (Le Roi Lear, Prénom Carmen), « cinéaste, expulsé du cinématographe ». Il n’y craint guère les visites (35 000 spectateurs en moyenne).

Extrait d’un article du 8 octobre 1998 sur Jean-Luc Godard.
© / L’Express
La solitude exige un talent fou. Le sien est de coller à une image, une autre image. Et la rencontre de ces deux images, leur mêlée intime, dans l’amour ou le combat, produisent une fulgurance d’évidence qui peut se nommer vérité. L’image ne décore pas, elle montre du doigt – Godard filme énormément de mains, ses outils préférés, car avec deux mains aux pouces écartés un cinéaste cadre un plan. Ou, du bout du doigt, Dieu crée l’homme au plafond de la Sixtine, c’est tout comme. Un plan est une image qui se raconte. Un plan, c’est, dans Le Mépris, loger à la fois Fritz Lang et Bardot, plus l’ombre d’Homère, le délabrement de Cinecittà, accompagnés de quatre vers de Hölderlin. Et comme ça bouge, ça nous remue. Histoire(s) du cinéma n’est constitué que de plans qui remuent.
Le plan délivre une pensée que les mots enfermeraient. Godard tend les mots aux images, filmant sa main qui écrit sur son cahier au papier quadrillé dans JLG/JLG. Il livre ainsi les signes qu’il forme. Et « la forme pense ». Manoel de Oliveira, dans un dialogue récent avec JLG, lâcha cette illumination critique: « Ton cinéma est la saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur manque d’explication. » Des signes? D’abord JLG s’en tint aux flèches de direction des escaliers mécaniques et des autoroutes (Alphaville), aux textes des affiches pour les sous-vêtements Scandal (Une femme mariée), aux titres de livres échangés comme insultes dans une querelle amoureuse (Une femme est une femme). Aujourd’hui, il ose écrire devant nous, penché en bon écolier, comme il a osé (depuis Prénom Carmen, bien après Le Mépris) filmer des femmes à poil. Aujourd’hui, les signes sont des paysages humides de Ruysdael, saisis chez lui aux rives du Léman : ciel cuivré de soleil avant un ventre féminin moussu et rond (Je vous salue Marie). « Je crois qu’Oliveira m’accordait des circonstances atténuantes », confesse Godard en riant. Car Godard rit. Quel homme étonnant !
Pari réussi, Bardot obéit
Il lui arrive de faire l’andouille, de grimacer sur ces photos échappées à son invisible Roi Lear (avec Peter Sellars et Leos Carax), projet né d’un contrat établi à même la nappe lors d’un dîner à Cannes, par les Globus et Golan, les faux wonderboys de Cannon Films désireux de renouveler le miracle du Mépris: le triomphe d’une « oeuvre de commande » comme en réussirent le Tintoret, Goya, Mozart; « n’importe quoi d’après Shakespeare ». Le travail fut réalisé, mais Le Roi Lear resta non montré, inaudible, Godard le dotant d’une « polyphonie du commentaire ». Il lui arrive de marcher sur les mains pendant quinze mètres pour convaincre Bardot de se couper les cheveux de quinze centimètres dans Le Mépris. Pari réussi, Bardot obéit. Il lui arrive de faire l’acteur pour un petit bijou muet serti dans le Cléo de 5 à 7 de Varda, au vieux temps de la Vague, un duo d’amoureux avec Karina et un canotier; de jouer au tennis devant sa propre caméra (JLG/JLG) avec un bonnet de laine qu’il ressortira pour interpréter Lui dans Nous sommes tous encore ici, au côté d’Aurore Clément, Elle, sous la direction de celle qu’il nomme toujours « ma chère Anne-Marie », sa compagne, Anne-Marie Miéville. Il y était excellent en acteur comique et sentimental. Eh oui, Godard est humain. Pas seulement une machine à penser et imager. De la chair, du sang, des émois. Il fut même petit garçon, c’est dire. Gros plan très charbonneux dans JLG/JLG, dans Histoire(s) du cinéma, aussi: « Tiré d’une photo de famille où tout le monde souriait, moi, j’étais fâché. » Oserait-on lui dire que ce plan fixe, au noir et blanc outré, goudronné, est émouvant ?

Godard tournant « One plus One », dans L’Express du 15 juillet 1968.
© / L’EXPRESS
On objectera qu’on ne s’émeut pas devant Godard, alors que devant Fellini, si. Tiens donc ! Le « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire », en robe rayée rouge et blanc au bord de la mer, c’est de l’émotion quand la femme aimée va vous quitter et, dans l’histoire des spectateurs, Pierrot le Fou demeure le meilleur film français avec Les Enfants du paradis. Ladite femme aimée, Anna Karina et son regard en dessous, terrible regard des actrices timides à la Bacall, un verre dans une main, un flingue dans l’autre, campe Bogart au féminin, c’est Made in USA, 1966, dernière collaboration. Marianne Renoir, Veronica Dreyer, Angela Récamier, Nana, Natacha von Braun : à cette femme il donna dans ses génériques des noms du siècle, des siècles, ceux qui connurent le cinéma. On trouvera plus tard des Denise Rimbaud, des Eve Democracy, des Emily Brontë, des Grâce Kelly (avec un circonflexe). Ce ne seront plus la même, l’esprit demeurera. Dérision, épate-bourgeois ou fidélité à ce qui compte ? Réponse dans la question. Joyce se sert d’Ulysse à Dublin pour se décrire en Leopold Bloom, placier juif cocu, et enfermer une planète dans un méandre de la Liffey. Godard se sert du monde pour créer un univers où les femmes rappellent par leur nom l’histoire de ce monde.
Des femmes, on l’a dit, Godard filme plus volontiers le regard que le cul. Dans Histoire(s) du cinéma, leurs visages abondent. Une Ménine de Vélasquez rencontre Garbo, et une soeur de Gabrielle d’Estrées, Liz Taylor. Dans un assommoir, Zola photographie une buveuse de Manet devant un verre de fée verte. Berthe Morisot, songeuse et belle, aborde la barmaid désenchantée des Folies-Bergère. Manet, Manet toujours. Celui par lequel le regard des femmes clamait: « Je sais à quoi tu penses. »
Ce regard que Godard dénicha en Karina. Manet, inventeur d’une enfance d’un art. Et puis, rencontre tragique d’une fatale beauté. 1942, deux visages de femmes se choquent. L’un connu, l’autre un instant célèbre (instant fatal) et disparu. Qui se souvient d’Irène Némirowsky ? 1930: auteur du Bal, elle voit son roman adapté au cinéma, par Wilhelm Thiele. Irène est la coqueluche de tout Paris, la Sagan de l’époque. Darrieux, la Drôle de gosse, veut jouer dans le film tiré du roman d’Irène sentant venir la gloire. Voulant devenir un jour Madame de. 1942: le train de Darrieux fonce vers Berlin, bourré d’invités du Dr Goebbels : Albert Préjean, Jany Holt, Viviane Romance, Suzy Delair et tout le tralala. Celui d’Irène Némirowsky roule vers Auschwitz. Du premier il reste une photo de propagande nazie. Du second, un oubli. Sauf pour Godard, artiste, historien d’art, qui sait: « Seul le cinéma a vu que la lumière tombe où il faut, éclaire ce qu’il faut et néglige ce qu’il faut. » L’invention « sans avenir » des frères Lumière servira à composer des leçons de ténèbres. « Murnau invente les éclairages de Nuremberg quand Hitler ne peut pas encore se payer une bière. »
Or Histoire(s) du cinéma n’est pas du cinéma, mais de la vidéo. Celle dont Godard abusa pendant ses années Mao, son groupe Dziga Vertov, au temps du Godard… chiant. Oui, Godard, contempteur de la télévision, de ses à-peu-près imagés, emploie son matériau pour réaliser, sublimer ce que la télé n’a jamais osé, ce que nul n’a encore fait: un essai, grand genre en littérature, remarquable engin de transmission de pensée(s). Un essai d’images et de sons. Pas un docu, une réflexion, pas une démonstration, une monstration. Une fois de plus, d’une technique jaillit alors un nouvel art. Via son génie. Douze ans pour créer six heures. Une vie pour penser mille pages d’images. Quel Michelet, quel Hérodote disposera d’une éternité pour raconter Godard ?