
Au cours de ces trois dernières années, trois niveaux d’effroi auront été atteints. La maladie, antique terreur, face à laquelle, dans la cacophonie, les différents pays auront eu le réflexe de se défendre, et trouver des remèdes, mais dilatoires. Il y aura eu la guerre qui aura menacé l’humanité d’une destruction massive, mais là non plus, l’héroïque réaction des peuples agressés ne garantit pas la victoire finale sur le néostalinisme. Ce matin, en écoutant la météo à la radio, je ressens l’autre angoisse, celle du fléau climatique, et l’arrivée de Mme Ecolo à la tête du gouvernement apparaît comme dérisoire. Je remarquai par la même occasion l’entrecroisement des blanches traînées aéronautiques dans le ciel, le trafic a repris comme en 14. Dora s’envole dans deux heures pour Beyrouth. On dirait que le diable et le bon Dieu jouent à feuille-caillou-puits-ciseaux avec les malheurs du monde.
Je finis de lire le texte d’Anne Akrich, Le Sexe des femmes (Gallimard). C’est un pamphlet qui n’est pas fait pour nous rassurer. Mais, peut-être pour montrer qu’elle a de l’humour et reste donc une personne fréquentable, elle s’amuse à dresser le tableau de ce que l’on peut dire et de ce qu’on ne peut pas dire. Exemples :
Une femme ne dit pas : « J’adore baiser, je pourrais consacrer ma vie à sucer des fagots de bites », elle dit : « Il m’arrive d’être voluptueuse quand j’ai des sentiments forts pour une personne. »
Une femme ne dit pas non plus : « Je veux un enfant quoi qu’il en coûte car ma fertilité baisse de jour en jour », elle dit : « Je n’avais jamais eu envie d’avoir un enfant avant de te connaître. »
Un homme ne dit pas : « Je regrette », il dit : « Tu l’as bien mérité. »
Il ne dit pas non plus : « Tu m’as tant manqué », mais « Je savais que tu m’attendais. »
Vous rigolerez moins avec le reste du bouquin. Quand je dis vous, c’est vous les femmes, vous les hommes, même les trans en prennent plein la tronche. Ça n’est pas un bouquin sociologique, ou alors par mégarde. Et quand les mots dépassent sa pensée, d’une pirouette, elle redevient une femme de lettres.
Des souvenirs qui piquent les yeux
Les femmes d’aujourd’hui sont-elles aussi révoltées que les beurs des années 1980 ? Pour le savoir, je me suis abonné à Disney+ pour regarder la mini-série Oussekine, d’Antoine Chevrollier. J’irai voir le film Nos Frangins, réalisé sur le même sujet par Rachid Bouchareb, projeté au festival de Cannes (sélection officielle) comme je l’avais fait avec les deux biopics sur Yves Saint-Laurent. Histoire de goûter à la déraison des comparaisons.
La série de Chevrollier relance la question des larmes au cinéma : où les mettre, comment les cacher, les essuyer discrètement ? Les salles de cinéma sont tellement vides ces temps-ci que ça ne pose pas trop de problèmes, mais de là à sortir mon mouchoir, j’ai ma fierté.
Avec l’âge, je suis devenu plus sentimental. Pas seulement au cinéma. Il y a certains souvenirs, dans les dîners, que je n’arrive plus à évoquer sans que ça me pique les yeux, et parfois ça coule. Les faits sont les mêmes, pourtant, et la plupart des convives les connaissent, car je radote, mais le nom de Neuengamme devient de plus en plus difficile à passer à travers le chas de ma gorge. La sagesse supposée de la vieillesse devrait m’aider à relativiser : « C’est du passé, tout ça ! » Est-ce que je tiens moins bien l’alcool ? En tout cas c’est gênant, c’est même inconvenant, car les larmes ne garantissent en rien la qualité d’une oeuvre, or dans le cas de cette série sur Malik Oussekine, elles auraient même tendance à la déprécier tant leurs auteurs ont abusé de leur pouvoir. Car c’en est un. Le talent de faire rire et celui de faire pleurer peuvent même exercer une forme de censure ou d’inhibition du sens critique. Le mélo, c’est l’opium des spectateurs.
Entre le film d’Antoine Chevrollier et le texte d’Anne Akrich, on a le choix : s’indigner devant tant d’injustice ou s’interroger sur le sexe des femmes.