En sortant du musée de Montmartre où se tient l’expo sur Fernande Olivier, la première femme de Pablo Picasso, je découvre le texto de Dora : « Mylène Demongeot est morte. » Ça me fout un coup. Les gens que j’aime commencent à mourir à la queue leu leu. Il va arriver un moment où j’en aurai marre, et où ce sera mon tour. C’est fou comme l’amour qu’on ressent pour des personnes qu’on n’a plus revues depuis un demi-siècle se cristallise instantanément à l’annonce de leur mort, comme si tous les souvenirs se précipitaient pour former un caillou dans la gorge.

Poigny-la-Forêt, c’est là que je l’ai connue. Je venais d’avoir 18 ans, comme dans la chanson, je m’en souviens parce que c’est pour mon anniversaire qu’elle et Marc, son mari, m’avaient offert les deux volumes de la Pléiade de L.-F. Céline, sachant que c’était ça que je voulais faire : devenir aussi grand écrivain que Louis-Ferdinand Céline. Elle était devenue productrice, ayant passé l’âge de jouer les ingénues dans les Fantômas, coincée entre Jean Marais et Louis de Funès. Grande émotion le jour où elle m’a présenté son corps. « Voici mon corps », elle a dit, autrement dit son ancienne doublure, qui était devenue son amie. Chaque fois que vous voyez Mylène Demongeot à moitié nue dans un film, ce ne sont pas ses fesses, pas ses jambes, mais pour le visage, le sourire, la voix, c’est bien elle.

Elle voulait produire le film de Jim sur les loubards de banlieue, c’est comme ça qu’on appelait les jeunes des cités, à l’époque. Et je devais jouer dedans, bien sûr. Trop tôt pour la Gaumont, en 1973. Pas assez chic pour l’avance sur recettes, cette cochonnerie qui aura interdit, censuré, empêché combien de chefs-d’oeuvre, et de mauvais films, aussi ? En tout cas, pas de loubards au cinéma avant La Haine. Et en attendant, nous voilà coincés dans la belle maison de Marc et Mylène, à attendre un autre coup de fil de la Gaumont. On est bien resté là six mois… Jusqu’à ce qu’un beau matin, tôt, j’étais dans le salon, peut-être en train de lire Céline, quand je la vois débarquer, robe de chambre ouverte, échevelée, en larmes, terrorisée, appelant au secours : « Chris ! » Et deux secondes plus tard, je le vois, lui, en slip, un flingue à la main : « Je vais te tuer, connasse ! » Tout va tellement vite que je ne pourrai pas détailler l’événement, et comment je me retrouve devant Marc, le sympathique, l’affectueux Marc Simenon, athlète de 1,90 mètre, 100 kilos de muscles, de graisse, d’alcool… Est-ce que je sais si le flingue est chargé, est-ce que je peux deviner qu’il ne lui aurait de toute façon pas tiré dessus ? Je ne sais rien du tout ; je m’entends seulement gueuler plus fort que lui : « Arrête ça, merde ! », et elle en profite pour filer à la cuisine. Bang ! Bang ! Ça fait deux trous dans la porte. Et un mal aux oreilles ! « Mais t’es con ou quoi ! » Et après je ne sais plus. Les chiens se sont mis à aboyer.

Quand même, je me suis dit le lendemain, sous Tranxène, commencer et finir une carrière d’écrivain assassiné par le fils de Georges Simenon, ça vous a de la gueule. Eh ben non, raté.

Il y avait un grand sapin dans le jardin avec des branches lourdes qui tombaient sur la pelouse et sous lesquelles Marc planquait ses bouteilles de whisky. Ils avaient formé, quinze ans plus tôt, un couple glamour, plein de beauté et de gloire. Elle, fille d’aristocrates ukrainiens, lui avec sa carrure de GI, ils faisaient Cinémonde à mort. Ils s’étaient rencontrés à Cannes, pendant le Festival. Georges Simenon avait loué une villa forcément somptueuse, exprès pour recevoir la starlette de l’année, Mylène, la future Bardot. Elle n’avait pas couché avec le père, qui se les faisait pourtant toutes à la chaîne, mais elle était tombée amoureuse du fils, croisé dans le jardin, et ils étaient repartis ensemble, maudits par l’écrivain priapique. Les demi-dieux ont des vies inabordables. Celle de Fernande Olivier attendra la semaine prochaine.