
Le nouveau film de Mohammad Rasoulof, Le diable n’existe pas, commence là où finissait le film de Saeed Roustaee, La Loi de Téhéran: une exécution capitale, par pendaison, et en groupe, comme cela se pratique en Iran. Selon Amnesty international, on a pendu l’année dernière au moins 247 personnes. C’est beaucoup moins qu’il y a quatre ans, avant les nouvelles lois sur le trafic de stupéfiants qui ont fait chuter le nombre d’exécutions de moitié. Le film de Roustaee racontait le parcours de l’un de ces trafiquants de drogue, jusqu’à la potence.
Rasoulof a choisi quant à lui de passer de l’autre côté de la mort, celui des bourreaux, ceux qui actionnent le levier qui déclenche l’ouverture de la trappe à travers laquelle les condamnés tombent, pendus par le cou. Après le fracas de la trappe, Rasoulof ne filme que les pieds des pendus, secoués de réflexes nerveux durant de longues, très longues secondes, l’urine qui coule, encore quelques soubresauts, puis l’immobilité, et l’urine qui n’en finit pas. Avec ces cinéastes iraniens, c’est tellement fort et juste qu’on ne sait jamais ce qui est reconstitué ou réel. Ils sont capables de tout. C’est sans doute pour ça qu’aujourd’hui, en Iran, se tournent, envers et contre tout, les meilleurs films du monde.
Qui sont-ils, les bourreaux ? Il peut s’agir d’un bureaucrate tout à fait ordinaire. Sa femme, ses enfants, ses amis, personne ne sait exactement ce qu’il fait quand il se rend au boulot. D’ailleurs, il ne fait pas que ça. Il pend à l’occasion. Une fois par mois, peut-être. Et depuis le temps, il semble s’être construit une solide carapace d’indifférence, pour atteindre cette fameuse « banalité du mal ».
« Le diable n’existe pas », un film interdit en Iran
Le film est composé de quatre courts-métrages, faussement indépendants, c’est l’astuce de Rasoulof pour échapper à la censure ; les courts-métrages étant moins surveillés que les longs. On a coutume, en Iran, je ne sais pas depuis quand, de confier la charge de l’exécution capitale à de jeunes conscrits. Sont-ils tirés au hasard, est-ce une punition, un marchandage pour obtenir une permission ? Ça dépend, ça n’est pas clair, ce sont ces différentes possibilités qui servent à la quadrature de l’intrigue du film. Le deuxième récit est l’histoire d’un conscrit qui ne peut supporter l’idée de faire ça. Et quand c’est insupportable, on ne supporte plus. Je ne vous dis pas ce qui se passe.
Le troisième récit concerne une femme qui va se trouver prise entre le professeur qu’elle aimait tant et qui vient d’être exécuté, et le jeune conscrit qu’elle aime qui a donc accepté de pratiquer cette exécution en échange de sa permission pour aller la voir et lui faire sa déclaration d’amour, ignorant que c’est sous les pieds du professeur tant aimé qu’il a actionné la trappe. La question n’est pas de savoir si cela peut arriver dans la vie réelle. La question, c’est comment peut-elle continuer à vivre avec cet homme. Et lui, avec cette femme-là et le poids de ce qui est soudain devenu un crime, à ses propres yeux.
Le dernier récit est le plus étrange des quatre. Tourné dans un décor de montagnes absolument sidérant, il ajoute à la question de l’exécution capitale celle du gouffre qui sépare les Iraniens exilés très jeunes, ayant vécu toute leur vie en Europe ou en Amérique, et les Iraniens qui sont restés au pays. La rencontre semble impossible entre deux mondes, celui qui condamne à mort et celui qui ne condamne pas à mort. Seul le cinéma et Sophocle sont capables de les réunir.
Pour rigoler un peu, malgré tout, chantons Boby Lapointe : « Pourtant couper des têtes/ Disait-il, ça m’embête/ C’est un truc idiot/ Ça salit mon billot/ Pour nourrir ma vieille mère/ Je saigne Paul ou Pierre/ D’un geste un peu brutal/ Mais sans penser à mal/ Sentimental bourreau/ Aïe, aïe, aïe, aïe, aïe, aïe ».
Le diable n’existe pas est interdit en Iran où Mohammad Rasoulof a été condamné à un an de prison. Rentrer là-bas serait pour lui la fin de sa carrière. Possiblement de sa vie.