C’était une soirée avec des amis, j’ai fait un sondage : vous en pensez quoi de François Ozon ?

Il leur a fallu du temps pour rassembler leurs esprits, se remémorer les films, ceux qu’ils avaient aimés, ceux qu’ils n’avaient pas vus, ceux dont ils ne se souvenaient plus les titres et dont ils cherchaient le nom de l’actrice principale qui leur aurait permis de le retrouver : « Sept femmes ? Huit femmes ? Non, pas celui-là. Toujours trop de femmes, en tout cas. (Bronca générale) Mais comment tu définirais son cinéma ? On s’en fout de ça. Moi, j’avais super adoré Swimming pool ! A cause de Charlotte Rampling ? Ben oui. Il n’a fait que des films sur des femmes ? Ça te dérangerait si c’était vrai ? C’est-à-dire que, excuse-moi, mais les pédés qui parlent des femmes… (Re-bronca.) C’est pas ce que je voulais dire, vous ne me laissez pas le temps de finir… » Tout ça avait un petit côté Masque et la plume auquel Dora a coupé court en me demandant si j’avais posé cette question pour semer la zizanie.

Je sortais de la projection de presse du dernier film de François Ozon, Peter von Kant, une adaptation du film de Rainer W. Fassbinder, Les Larmes amères de Petra von Kant, réalisé en 1972. Ozon a changé Petra en Peter. La créatrice de mode qui tombe amoureuse d’une jeune fille, elle en fait sa maîtresse qui devient une vedette et la quitte, d’où les larmes amères. Ozon en a fait un metteur en scène de cinéma qui tombe amoureux d’un jeune homme, il en fait son amant qui, pareil, devient une star qui finit par se casser. Ça n’est pas gâcher le film que d’en révéler l’intrigue. Au contraire, ça l’enrichit. D’abord parce que l’inversion des genres est légitime du fait que Fassbinder, c’est avéré, n’avait fait que raconter sa propre histoire. Petra von Kant, c’était lui. Ensuite parce que c’est intéressant de voir comment un cinéaste d’aujourd’hui, comme François Ozon, se projette dans le personnage de Peter, incarnation de Fassbinder, mort d’une rupture d’anévrisme à 37 ans après avoir réalisé une cinquantaine de films, et qui représente pour lui, comme pour la plupart des cinéastes un tant soit peu éveillés, une référence, pour ne pas dire un modèle, un fantasme même. Ça sert à ça, la culture, et les potins mondains font partie de la culture, car dans le genre mise en abyme, le film d’Ozon ouvre au spectateur des perspectives vertigineuses. Un trouble, pourquoi pas. En tout cas, son intelligence est mise à rude épreuve, maintenant qu’il sait. Elle (son intelligence) va devoir passer du corps de Margit Carstensen, l’interprète de Petra dans le film de Fassbinder, au corps de Denis Ménochet, l’interprète de Peter dans le film François Ozon.

Une scène au goût de soufre

Un spectateur qui appréciera la complexité du travail de l’acteur, la lourdeur des charges émotionnelles qui ont pesé sur ses épaules.

L’adaptation est fidèle, et même respectueuse. Elle échappe à la docilité des remakes qui perdent si souvent le soufre, la violence, l’insolence des origines. Et cela grâce à cette scène qui, telle une truffe, diffuse à l’ensemble du film un parfum rare, coriace. Comme par hasard, cette scène n’existe pas dans l’oeuvre de Fassbinder. C’est la scène du bout d’essai que Peter von Kant fait passer à Amir Ben Salem, c’est-à-dire à Khalil Gharbia. Dans la chambre obscure de l’appartement, une caméra, le jeune garçon sous le projecteur, et vas-y que je te filme sous toutes les coutures, dévoration du corps et du visage, déshabillage de chaque détail de la peau, délicieuse torture narcissique, la jeunesse pressée comme un citron pour en faire le jus du désir d’Ozon. Le potin respectueux déduit alors à l’oreille du spectateur ce que celui-ci veut bien entendre.

L’autre chose très réussie, c’est la présence, et quand je dis présence, c’est l’omniprésence quasi spectrale de Karl, interprété par Stefan Crepon. Son mutisme douloureux, ses regards embués d’humiliations orgasmiques font de cet esclave un personnage difficile à oublier. Il était déjà là dans Fassbinder.