Les conflits qui animent les prud’hommes reflètent chaque jour notre histoire sociale. L’audience en bureau de jugement est publique. Régulièrement une journaliste de L’Express assiste aux débats.

Magdalena (1) travaillait comme assistante auprès de Pierre Boulez. Elle avait en charge l’organisation de l’activité du compositeur et chef d’orchestre. Quand celui-ci décède le 5 janvier 2016, après 9 ans de bons et loyaux services, la salariée est licenciée pour motif économique le 24 juin de la même année. Elle saisit les prud’hommes, car elle estime que le motif n’est pas fondé : elle juge qu’elle aurait pu continuer à gérer le patrimoine artistique de l’artiste dont elle avait une parfaite connaissance et réclame plus de 463 000 euros. Face à elle, l’avocate qui représente quatre ayants droit réfute tous les arguments. Récit.

Paris, conseil des prud’hommes, section encadrement, le 24 février 2020 à 13h10.

Le président est entouré d’un conseiller et deux conseillères. Magdalena est représentée par un avocat. Quatre ayants droit de Pierre Boulez sont représentés par une avocate.

Le président : Nous avons donc un avocat pour la salariée, en demande.

L’avocat de Magdalena : Je substitue (2).

Le président : En défense, vous représentez qui exactement ?

L’avocate des ayants droit : Je représente quatre ayants droit de Pierre Boulez qui sont encore en vie.

Le président (à l’avocat de Magdalena) : Vous nous rappelez vos demandes ?

L’avocat de Magdalena : Je vous demande 7 800 euros de dommages et intérêts pour non-respect de la procédure, 187 200 euros de préavis contractuel, 49 799,47 euros de rappel d’heures supplémentaires et 4 979,94 euros de congés payés afférents, 46 800 de rappel de salaire de juillet à décembre 2016 et 4 680 de congés payés afférents, 46 800 de dommages et intérêts pour travail dissimulé, 93 630 euros pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, 10 000 euros pour préjudice moral, 7 800 pour défaut de visite médicale, 800 euros de prime non payée et 80 euros de congés payés afférents et 3 000 euros d’article 700.

Le président : Une demande reconventionnelle ?

L’avocat des ayants droit : 1 000 euros d’article 700.

Le président : Quels sont les faits ?

L’avocat de Magdalena : Ma cliente est embauchée le 10 décembre 2007 en qualité d’assistante, pour organiser l’activité de Pierre Boulez. Elle est payée 7 800 euros en moyenne par mois, avec des augmentations régulières depuis le début.

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Le président : Pierre Boulez est décédé quand ?

L’avocat de Magdalena : Le 5 janvier 2016.

Le président : Et madame a été licenciée ?

L’avocat de Magdalena : Oui. Elle a été convoquée à l’entretien préalable à licenciement le 13 juin 2016 et licenciée le 24 juin.

Le président : Pour quel motif ?

L’avocat de Magdalena : Economique.

Le président : Quel est le contexte de l’embauche ?

L’avocat de Magdalena : Elle avait 50 ans et habitait en Allemagne. Elle quitte l’Allemagne et travaille comme assistante de Pierre Boulez jusqu’à sa mort. Elle l’assiste dans l’administration de son oeuvre musicale.

Le président (à l’avocate des ayants droit) : C’est à vous.

L’avocat des ayants droit : Cette affaire nécessite quelques explications. Pierre Boulez est un compositeur et chef d’orchestre mondialement reconnu. Mais tout ce qui est administratif, zéro pour lui. Cette dame est recrutée pour l’administration artistique et le secrétariat.

Pierre Boulez a également à son service une secrétaire trilingue et un valet. Cette salariée a certes quitté l’Allemagne mais c’est pour prendre un emploi auprès d’un compositeur âgé de 83 ans. Sa santé décline début 2014, l’activité professionnelle diminue et l’activité de la salariée consiste surtout à gérer l’agenda médical. Pierre Boulez n’est pas marié et n’a pas d’enfant.

Le président : Qui a rédigé les lettres de convocation, de licenciement ?

L’avocat de Magdalena : Un ayant droit mais pas forcément mandaté. Pour nous il y a vice de forme d’où ma demande d’un mois de salaire pour non-respect de la procédure. C’est une irrégularité, puisque l’un des ayants droit qui a organisé le licenciement serait mandaté par la succession. Moi je dis qu’il n’y a pas de preuve qu’il ait été mandaté.

Ce n’est pas l’employeur qui est décédé qui la licencie, mais la personne qui a apposé sa signature sur les documents. Avait-elle le droit de le faire ? Qui avait les pouvoirs d’engager juridiquement le licenciement ? Je demande sa nullité.

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L’avocat des ayants droit : A sa mort, ses ayants droit découvrent l’ampleur de ce qu’il a laissé. Il faut tout trier et l’un des ayants droit est désigné par le notaire. Il a autorité pour gérer les affaires de la vie courante, il a le mandat des autres héritiers et la qualité de signataire.

Le président : C’est régulier ?

L’avocat des ayants droit : Oui, tout à fait. L’acte de notoriété précise que cet ayant droit est le mandataire. Il commence par licencier le secrétaire trilingue et le valet, mais on a besoin des services de la salariée pour trier et cela dure six mois. On lui a proposé une rupture conventionnelle qu’elle a refusée. Alors on s’oriente sur un licenciement pour motif économique en raison du décès de l’entrepreneur individuel.

Le président : Quel est le préjudice de votre cliente ?

L’avocat de Magdalena : Celui d’être licenciée par une personne incompétente. Ma cliente est en arrêt maladie quand elle est convoquée et quand l’entretien a lieu. Elle n’est pas venue et n’a pas été représentée. On me dit qu’elle aurait pu s’y rendre, mais c’est faux.

L’avocat des ayants droit : Elle fait valoir un arrêt maladie, elle est convoquée à 16h30 mais elle a des heures de sortie et aurait pu s’y rendre.

Le président : Elle habitait où ?

L’avocat des ayants droit : Paris. Mais je vous rappelle que l’employeur ou son représentant a l’obligation d’organiser un entretien préalable à licenciement, pas qu’il se tienne.

L’avocat de Magdalena : Autre irrégularité, il n’y a pas de respect du délai entre la convocation et la notification, car tout est fait le même jour.

Le conseiller : Comment ça tout est fait le même jour ?

L’avocat de Magdalena : On lui a envoyé par courrier recommandé le CSP [contrat de sécurisation professionnelle, ndlr] et le licenciement pour motif économique.

Le président : Et vous la licenciez avant les 21 jours de réflexion pour le CSP ?

L’avocat des ayants droit : Oui, car la fin du contrat est le 21ème jour, donc la lettre de licenciement est à titre conservatoire pour les salariés qui n’adhèrent pas au CSP. La notification du licenciement est à titre conservatoire, c’est indiqué. J’ai attendu 7 jours ouvrables pour envoyer la lettre de licenciement.

Le président : Le délai est respecté ou pas ?

L’avocat des ayants droit : Oui, il n’y a pas de problème, la procédure est régulière. L’entretien est programmé le 24 juin, j’ai posté la lettre de licenciement le 7 juillet.

L’avocat de Magdalena : Je conteste le licenciement pour motif économique.

Le président : Pourquoi ?

L’avocat de Magdalena : Aucune rupture d’activité au décès de Pierre Boulez pour celle qui gère son oeuvre. En effet, le décès n’entraîne pas la suppression de la diffusion de son oeuvre et elle maîtrise parfaitement ce domaine. Il faut bien entretenir le patrimoine musical. Elle réclame 93 600 euros soit 12 mois de salaire pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Le président : Donc vous demandez la nullité ou le licenciement sans cause réelle et sérieuse.

L’avocat de Magdalena : Tout à fait.

L’avocat des ayants droit : Sur la nullité, je la conteste car un ayant droit a bien la qualité de mandataire. Sur le motif économique, les héritiers étaient obligés de notifier le motif économique sui generis [spécifique, c’est-à-dire lié au décès, ndlr] qui s’impose.

Le président : Elle a touché quelque chose ?

L’avocat de Magdalena : 13 000 euros.

L’avocat des ayants droit : 13 126 euros nets plus l’assurance vie. Pierre Boulez a souscrit à son bénéfice une assurance vie d’une valeur de 217 338 euros.

Le président : Pas de préavis ?

L’avocat de Magdalena : Non.

Le président : C’est quoi le préavis contractuel de 187 200 euros ?

L’avocat de Magdalena : C’est dans son contrat de travail. « Compte tenu des responsabilités… un préavis de deux ans… »

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L’avocat des ayants droit : C’est une clause étrange, on nous demande deux ans de salaire. Je rappelle qu’au moment où cette assistante signe son contrat de travail, elle a aussi une assurance vie. Il avait 83 ans. Soit il décédait et l’assurance vie était faite pour la compenser de son préjudice lié à des difficultés de retrouver un emploi, soit Pierre Boulez n’était pas satisfait d’elle, elle n’avait pas d’assurance vie mais il la dédommageait avec deux ans de salaire.

Le président (lit) : C’est rédigé comme cela ? Je ne vois pas…

L’avocat des ayants droit : C’est l’esprit. « En cas de rupture imputable à Monsieur Boulez ».

Le président : Vous plaidez quoi ?

L’avocat des ayants droit : Imputable est un acte positif. Ses héritiers ont respecté l’obligation que leur incombe. Mais le contrat de travail tombe. Il n’y a pas d’acte positif de Pierre Boulez puisqu’il est mort. Les deux sommes font donc double emploi. Il faut lire un préavis « ou » l’assurance vie. Comme le licenciement n’est pas imputable à Pierre Boulez, le préavis n’est pas dû.

Le président : Il est imputable à qui alors le licenciement ?

L’avocat des ayants droit : Heu… L’esprit du contrat c’est : « si je décide de me séparer d’elle ». Il est mort, cette clause tombe. Ce serait disproportionné si vous décidiez d’y faire droit. Mais à titre subsidiaire, si vous deviez considérer qu’une indemnité de licenciement supplémentaire doit être accordée, nous proposons 35 000 euros.

Le président : Les heures supplémentaires ?

L’avocat de Magdalena : Elle faisait 35 heures par semaine, 10h-13h et 14h-18h30 en suivant le règlement intérieur.

Le président : Ah, il y avait un règlement intérieur ? Et vous les prouvez comment ?

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L’avocat de Magdalena : On lui reproche de ne pas les avoir réclamés, cela fait 228 heures et demie sur trois ans soit 49 799 euros. En corrélation, le travail dissimulé.

L’avocat des ayants droit : Aucune preuve du dépassement d’horaire. Pierre Boulez était malade dès 2014, la charge de travail n’était pas énorme.

L’avocat de Magdalena : Et on lui demande de continuer des tâches après son licenciement, jusqu’en décembre 2016.

Le conseiller : Elle a accepté ?

L’avocat de Magdalena : Oui. Elle était attachée à son travail et voulait laisser les choses en ordre. On lui doit aussi une prime exceptionnelle de 800 euros. Elle les a toutes perçues, chaque mois, sauf celle de juin 2014.

Le président : Sur le préjudice moral ?

L’avocat de Magdalena : Elle n’a pas retrouvé d’emploi, elle est au chômage. Embauchée à 50 ans, licenciée à 59 ans mais pas pour un motif légitime.

14h15. Le président : Mourir ce n’est pas légitime ! Mise à disposition le 24 avril.

Verdict, le 10 juin : Les ayants droit de Pierre Boulez sont condamnés à verser à son assistante 187 200 euros de préavis contractuel, 800 euros de rappel de salaire de prime exceptionnelle et 80 euros de congés payés afférents et 1 000 euros d’article 700.

L’ayant droit aux prud’hommes : ce que dit la loi

L’ayant droit est celui qui a acquis les droits et les devoirs d’une autre personne. Il se substitue légalement à elle pour l’exercice d’un droit qu’elle tient de cette personne. En règle générale, on parle de l’ayant droit d’une personne décédée. Ce sont souvent les enfants et/ou conjoint, mais dans le cas de Pierre Boulez, décédé sans épouse ni enfant, ce sont d’autres personnes de son entourage que le notaire a reconnues comme ses ayants droit.

L’une d’entre elles a été mandatée pour représenter Pierre Boulez : il a licencié Magdalena. Le conseil a reconnu que même si « la mort n'[était] pas légitime », le licenciement pour motif économique, l’était, et donc qu’il nécessitait un préavis, en l’espèce le préavis contractuel. Celui-ci s’ajoute à l’assurance vie (404 538 euros au total), mais si le conseil a eu connaissance de cette somme prévue dans l’héritage, il ne l’a pas intégrée dans son raisonnement.

Dans d’autres affaires, les héritiers peuvent également poursuivre un employeur aux prud’hommes à la place de la personne décédée, faire des demandes et être indemnisés (cour de cassation, arrêt n°13-22044 du 15 avril 2015).

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Il prend la place de l’avocat de Magdalena, absent à l’audience.