
Il n’aura fallu que deux titres – « Dilemme » et « Tout est gore » – et leurs clips respectifs pour que s’enflamment soudain l’industrie et la critique musicale, Quotidien, de Yann Barthès, et plusieurs pays d’Europe (Italie et Danemark en tête). Lous ? C’est l’anagramme de soul – cette musique de l’âme – et le « nom de guerre », et d’artiste, de Marie-Pierra Kakoma, charismatique auteure-compositrice belge, sidérante de détermination et de maturité joyeuse. The Yakuza ? C’est son « crew », une bande à géométrie variable composée de danseurs, musiciens et du diabolique producteur El Guincho (le « beatmaker » de Rosalia). Ensemble, ils ont surgi de cette foisonnante galaxie belge qui, depuis Stromae et Hamza jusqu’à Angèle, Roméo Elvis, Damso, Ico… n’en finit pas d’impressionner par sa créativité.
Si la street credibility, qui confère aux rappeurs un brevet d’authenticité venu « de la rue », existe vraiment, Lous pourrait en remontrer à beaucoup de ses homologues. Masculins, notamment. La rue, elle y a dormi longtemps. S’y est même fait agresser. Si elle consent à le raconter par bribes, avec force et pudeur, elle n’exhibe jamais ses cicatrices en médailles de l’ordre du mérite rap. « Gore », le titre de son futur album, en dit bien plus long. Ce qui suit aussi.
« Je suis une toile qui marche et qui respire ! »

Lous & The Yakuza (Chemise Dior ; Boucle d’oreilles : Y/project))
© / – (c) Cédric Viollet pour L’Express Dix
Votre visage est constellé de mystérieux symboles dessinés, comme dans vos clips où vous cultivez un côté « tableau vivant ». Que signifient-ils ?
Lous : Oui, je suis une toile qui marche et qui respire ! Aujourd’hui, j’ai dessiné des larmes, Dieu, la Croix… Cela change tous les jours. Je les compose avec des crayons, des eyeliners. J’ai toujours aimé dessiner sur mon corps. Mon symbole fétiche, « les mains levées vers le ciel », peut se retrouver un jour au milieu du front, puis sur la main. Je dessine énormément, partout, tout le temps, depuis que je suis petite. Ma mère me disait [imitant une voix grondante] : « Mais tu vas avoir un cancer de la peau ! » [rires]
Quelle est l’origine de ce symbole qui fonctionne comme une signature graphique, comme la croix du groupe Justice ou le « love symbol » de Prince ?
Je l’ai appelé « les mains levées vers le ciel » parce que je suis religieuse. C’est le geste que j’ai sûrement le plus effectué de toute ma vie. Je crois en Dieu. Je suis congolaise, j’ai vécu au Rwanda et, en Afrique, nous sommes toujours un peu entre deux extrêmes. C’est un mouvement que l’on accomplit en cas d’extrême joie… ou d’extrême tristesse. Cela veut dire qu’on accepte ses émotions les plus intenses et de recevoir la bénédiction comme la foudre. Je l’ai composé petit à petit, élément par élément, sur mon carnet : une barre, un demi-cercle et un point, qui signifient le coeur, le corps et l’esprit. Rien n’est plus puissant qu’un symbole bien expliqué. Quand on voit ce que le groupe Justice a réussi à faire avec une croix. Les mecs sont presque devenus Jésus ! Le mien incarne ma musique, ma personnalité, et au-delà, les combats que je porte.
« Je cherche la pure vérité. Celle qui fait du bien, celle qui fait du mal. Dire tout le temps la vérité n’est pas facile, mais c’est vital ! »
Justement, quels sont-ils ?
Je me bats contre tout ce qui ce qui forme un mur entre l’autre et moi-même. Les violences physiques, mais aussi verbales, émotionnelles, psychologiques. Quand on me demande de définir ma musique, je dis souvent que c’est une quête infinie vers la vérité. Je cherche la pure vérité. Celle qui fait du bien, celle qui fait du mal. Dire tout le temps la vérité n’est pas facile, mais c’est vital !
Jusqu’à heurter, blesser ou se brouiller avec des gens ?
Oui, mes amis n’en peuvent plus d’ailleurs [rires]. Mais ce n’est pas la vérité qui pose problème, ce sont les insécurités, le mal-être, la dépression que l’on peut avoir en soi. La vérité ne blesse jamais personne au fond. Une rupture amoureuse ou familiale, par exemple, c’est très pénible. On esquive, mais il faut aller jusqu’au bout de ses émotions. On y gagne toujours à la fin. C’est tellement beau, la vérité ! Quand je me la représente, je vois un soleil, une source d’énergie profonde, qui a été mise très, très loin de l’humanité alors que c’est magnifique. Il ne faut pas la voir comme quelque chose d’effrayant. En somme, il s’agit de toujours croire en sa destinée.
Depuis quand avez-vous eu cette conscience aiguë ? Ce n’est pas un secret : vous avez un temps rompu avec votre famille et vous vous êtes même littéralement retrouvée à la rue.
Je suis née avec la certitude que j’étais une étoile ! [rires] Avec une confiance en soi surdimensionnée. Mes parents ne nous ont pas spécialement chouchoutés, mais ma mère était pédiatre et mon père gynécologue, en Afrique. Ils m’ont toujours dit : « Tu es capable ! » Nous faisions tous de l’humanitaire dans la famille, dans les villages les plus reculés du Rwanda. J’ai commencé à 15 ans à monter des projets, à récolter des fonds, alors que, à cet âge, tout le monde ne pense qu’à fumer des joints ! Quand j’étais petite, on m’appelait « ka bwa bwa », ça veut dire « l’enfant qui parle beaucoup ». Mes parents m’ont toujours poussée vers la curiosité, la créativité.
Enfant, j’étais passionnée par les mangas, le Moyen Age et l’Antiquité. L’esprit de bravoure et d’héroïsme des chevaliers, les textes de Cicéron, avec toujours ce côté « je veux le faire, je vais le faire ». J’ai été bercée par cela. Mon père parle couramment latin, mais il vient du village, comme ma mère. Tous deux ont réussi en traversant les épreuves de l’immigration, des séparations, de la guerre… tellement de choses dures qu’ils ne comprenaient pas qu’un prix d’excellence en physique et en latin au bac comme moi fasse de la musique son choix exclusif. Ils me disaient : « Mais pourquoi veux-tu faire de la musique ? C’est juste un hobby ! » A l’époque, on ne communiquait plus. Mes parents m’ont coupé les vivres, pensant que j’allais revenir. Mais j’étais trop fière. Je me suis retrouvée à la rue. Je leur disais : « Vous verrez un jour… » Et aujourd’hui, ils me disent : « Ok, on a vu. » [rires].
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Lous & The Yakuza
© / – (c) Cédric Viollet pour L’Express Dix
Sauf que, à cette période-là, vous vivez des choses terribles ! Dans un titre de l’album, on comprend que vous avez subi une, voire plusieurs agressions.
Oui, je raconte un viol avec la perspective de la femme agressée, et aussi du point de vue de l’agresseur. Encore une fois, j’essaie d’être au plus près de la vérité ! Mais je ne veux pas en dire plus pour l’instant. Je veux juste que les gens découvrent cette chanson sans affect. Cette période de ma vie fut très violente. Sous mes dehors pétillants et mon naturel heureux, je passais des nuits à marcher, à errer, à rôder, à me cacher. Je dormais à même le sol, à Montgomery et à Louise, deux stations du métro de Bruxelles. C’est très dur d’être une femme dans la rue. Je touchais le fond. Mais, tous les jours, je me disais : « Tu ne vivras plus jamais cela. » Je gardais au fond de moi cette confiance en ma destinée. Il me manquait juste l’humilité. Je n’osais pas demander de l’aide. Je perdais mes amis. Je ne voyais plus ma famille. J’étais dans une solitude sans nom.
Et pourtant vous continuiez la musique !
Oui, je chantais et écrivais tous les jours ! Même si je dormais dans la rue, j’allais dans un studio où les gens ne savaient pas que j’étais « homeless ». Puis un jour, un ami m’a tendu la main. Il m’a donné 10 euros et m’a dit : « Tu prends tes affaires. Tu vas à Namur, chez ta soeur. Elle t’aime, elle t’aidera. » J’y suis allée. Ma soeur m’aime. Elle m’a aidée. Il fallait que j’abandonne toute fierté. J’avais perdu 18 kilos. Mais pas l’espoir.
Des modèles d’artistes guerrières vous ont-elles inspirée ?
J’admire énormément les textes de Kate Bush, notamment Babooshka, Wuthering Heights. Mais, au fond, je ne m’identifie à aucun artiste. On me renvoie souvent à Aya Nakamura, par exemple, mais je n’ai rien à voir avec elle. Elle est super belle. Quand elle est arrivée, il n’y avait pas une seule artiste noire de ce genre ! Bravo, mais nous sommes aux antipodes musicalement. Il n’y a pas une once de zouk dans mes morceaux ! On nous compare… juste parce qu’on est noires toutes les deux.
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Comment ressentez-vous cette époque post #Metoo, où les femmes parlent plus librement de ce qu’elles ont parfois subi dans le sport, le cinéma, la littérature…
C’est la délivrance ! Ces femmes sont tellement courageuses de parler dans une société qui, systématiquement, rejette la faute et la culpabilité sur elles : « Tu avais la jupe trop courte », « tu n’avais qu’à te cacher… ». Elles sont aussi courageuses que les Martin Luther King d’avant Martin Luther King, ces anonymes qui se sont levés pour dire qu’ils étaient égaux et se sont pris en retour des coups de fouet. Ces actrices, ces sportives, se lèvent enfin dans un monde qui ne veut rien entendre.
Vous sentez-vous féministe ?
Je ne me sens pas comme un activiste qui, soudain, se dirait : « Let’s go, je vais hisser les drapeaux ! » Cela coule de source pour moi. Je ne suis ni « pro-femmes » ni « pro-hommes », surtout à un moment où les genres sont mouvants. Je suis juste pour l’égalité des droits et des sexes. Comme vous, non ? Rassurez-moi, vous êtes féministe, j’espère ? [rires].
« Gore », de Lous & The Yakuza (Columbia Records), sortie le 5 juin.