
C’est l’histoire d’un mec, il filme son grand frère. Avec sa petite caméra, il ne le lâche pas. Son frère avec ses potes qui font du rap. J’en ai parlé l’année dernière, ici même : Orelsan. Montre jamais ça à personne était une série de six épisodes qui racontait la vie, de la prime enfance à la gloire de ce jeune Caennais devenu la plus grande star du rap français de tous les temps. Cette saison 1 se terminait par l’arrivée de la pandémie, elle sortait sur Amazon en novembre 2021, au moment où était diffusé le clip L’Odeur de l’essence qui pulvérisait tout, et ses contempteurs scrogneugneux, avec ces 50 millions de vues. Je disais mon enthousiasme pour cette série, souvenez-vous. Eh bien la saison 2, je l’applaudis encore.
Ça commence par l’annonce du premier confinement. Deux mois et demi d’absurdités qui allaient provoquer la ruine du cinéma, du théâtre, de la musique, de l’édition, ruine de leurs économies respectives, mais aussi une épidémie de dépression chez les artistes, jusqu’à Orelsan lui-même, le plus protégé d’entre eux, pouvait-on croire, par erreur.
A l’époque, Orelsan s’est acheté une grande maison près de Caen pour y recevoir toute sa famille. Au fond du jardin, il a fait construire un petit studio, où il va enfin pouvoir travailler seul, tranquille. Devant cette cabane en bois, il annonce à Clément, le frère cinéaste : « J’ai un concept qui serait genre détruire pour reconstruire », et en disant ça on voit la mine du rappeur se décomposer. Je crois qu’il se rend compte, en l’énonçant, de l’inanité de ce poncif. C’est fugitif, le plan est brutalement coupé au montage, mais on a le temps de voir, dans le regard d’Orelsan, s’ouvrir les abysses de l’inspiration perdue. Clément ne lâche pas pour autant sa caméra, toujours braquée sur les hauts et les bas, les affres et les démons d’Orelsan, qui, accroché à cette cabane en bois, fait mine de remonter la pente : « En tout cas, là, je vais être trop bien pour l’inspi. »
Une chambre de torture
En vérité, avec ce studio, Orelsan s’est construit sa propre « résidence d’artiste », un concept inventé par les institutions culturelles pour étouffer les artistes sous le confort angoissant de la solitude, de l’ennui. En leur imposant un devoir de création, ministères, fondations et conseils régionaux en tirent le hideux reflet de leur cahier des charges sous la forme d’un « produit culturel ». Voilà ce que le rappeur s’est fait construire au fond de son jardin : sa boîte à inspi, son cocon créatif, c’est une chambre de torture. Clément n’est pas épargné par les délétères émanations de cette usine à gaz numérique. Il avait imaginé qu’en se retrouvant pour la première fois seul avec son frère il allait pouvoir saisir l’instant du premier mot écrit, de la première note composée, et percer ainsi les mystères du génie de son idole. C’est leur commune plongée en enfer qu’il va être amené à filmer.
Ça donne des trucs comme ça : « Ah la France, ah la France, regarde la France comme elle est belle. » Le plus terrible c’est qu’il s’en rend compte : « Ouh la la, c’est pas du tout de la musique. Ça fait iéch. »
Dans ces conditions, pour ne pas demander d’arrêter la caméra, il faut avoir 1) du courage, 2) une haute idée de soi-même, 3) du fric derrière soi, 4) un frangin qui attend que ça vienne. Ça ne vient pas : « Je chante faux et je ne sais pas faire de musique. » Syndrome de l’usurpateur trop fatigué pour faire un burn-out.
Ce qui est fou avec le talent, c’est qu’il finit toujours par en sortir quelque chose. Si ça ne vient plus de la rage, s’il y a moins de grâce, reste la nostalgie, celle qui fait revenir les vieux potes, Skread et son regard, Ablaye et son rire, ils refoutent le souk, souffle de vie dans ce catafalque au fond du jardin. Et la vie d’Orelsan se déconfine. Les bons films finissent bien, en général.