
Je n’avais pas vu Karol Beffa depuis le mois de décembre dernier ; il intervenait alors, comme chaque année, aux Rencontres de l’Avenir que j’organise à Saint-Raphaël. Lorsque je lui demande en cette mi-janvier comment il va, il me répond : « Bien, mais je suis en retard pour la composition d’un concerto pour accordéon que l’on m’a commandé. » Peu de personnes peuvent prétendre répondre ainsi à la question la plus banale qui soit en dehors de Karol Beffa. Dans son nouvel ouvrage L’Autre XXe Siècle musical, qui vient de sortir chez Buchet-Chastel, il réhabilite des compositeurs longtemps méprisés par les institutions pour avoir eu le tort d’écrire une musique trop ouvertement tonale qui risquait de plaire au public – un comble de vulgarité. Certains de ces compositeurs sont plébiscités, tels Ravel ou Poulenc. D’autres, comme Reynaldo Hahn, sont encore trop peu connus. Ce livre captivant se lit à deux niveaux : l’un, comme une histoire de la musique ; l’autre, comme un guide pour découvrir de très grands compositeurs encore méconnus. Notre conversation, au cours de laquelle Beffa appelle à la panthéonisation de Ravel, tourne largement autour de l’économie de la musique. C’est que Karol, en plus d’être l’un de nos plus importants compositeurs contemporains et un musicologue émérite malgré son âge (moins de 50 ans), est diplômé de l’ENSAE (l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique). Notre amitié repose, notamment, sur nos centres d’intérêt communs. Avec lui, qu’il s’agisse de musique ou d’économie, la conversation est toujours passionnante.
Karol Beffa : J’ai été marqué à l’adolescence, alors même que je construisais ma culture musicale, par le fait que régnait alors une vision officielle de la musique du XXe siècle. Elle se résumait à une liste de compositeurs censés avoir apporté une contribution à l’histoire selon des critères qui m’ont paru des plus problématiques. Dit autrement, les compositeurs qui n’avaient pas cherché à être résolument modernes se voyaient définitivement exclus. De la première moitié du XXe siècle, cette vision autant partielle que partiale ne retenait en tout et pour tout que sept noms : Debussy, Schoenberg, Berg, Webern, Stravinsky (mais pas celui de la période néoclassique), Bartók (quand il est ascétique) et Varèse. Pour ce qui était de la seconde partie de ce siècle, si Nono, Stockhausen et Xenakis avaient droit à de larges mentions, John Adams n’existait pas, Poulenc, Britten et Chostakovitch non plus. Cette vision des choses était devenue la doxa de maintes institutions et de nombreux universitaires. Elle dominait notamment à l’IRCAM (l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique) et à l’Ensemble intercontemporain, tous deux fondés par Pierre Boulez à la fin des années 1970.
Assurément. Il est à présent notoire qu’il a eu, entre autres, pour effet de vider les salles de concert. Je ne pense pas que mon livre consacré à des compositeurs qui se sont vus alors ostracisés relève d’un caprice dû à mes goûts personnels. Appréciés des mélomanes et des interprètes, ces compositeurs sont à présent de plus en plus écoutés et enregistrés. Loin de n’être joués que lors de concerts spécialisés dans une certaine musique du XXe siècle, ils sont couramment programmés après une symphonie de Beethoven ou un concerto de Mozart. Leur succès est inversement proportionnel à la place que leur réservent la plupart des manuels portant sur l’histoire de la musique.
Pour être honnête, je dois reconnaître que seuls les historiens les plus dogmatiques ignoraient superbement Ravel. Je mentionnerai quand même un musicographe qui, à propos de Ravel — et de Prokofiev –, écrivait que « leur inexistence n’aurait pas infléchi le cours de l’histoire musicale » : une opinion qui s’inscrit dans le droit fil de la tradition post-marxiste, adornienne pour être plus précis, et considère que l’histoire des arts s’accomplit selon une direction unique. C’est ainsi qu’en musique, il n’y aurait ni chemins de traverse, ni vagabondages dans des « sentiers broussailleux », mais simplement une autoroute qui conduirait en ligne droite de Bach à Stockhausen, en passant par Beethoven, Wagner, Schoenberg et Webern.
Exactement. Selon cette conception, Ravel est coupable d’avoir écrit une musique moins novatrice que Debussy, bien qu’il soit son cadet. C’est pour cette raison esthétiquement contestable que, de ces deux génies du XXe siècle, l’un, Debussy a été porté au pinacle, alors que l’autre, Ravel, était au mieux considéré comme un sympathique objet de curiosité.
Un mépris d’autant plus surprenant que Poulenc, un éclectique s’il en fut, fréquentait le Domaine musical (fondé précisément par Boulez) et manifestait de façon assez ostentatoire sa curiosité à l’égard de la musique d’avant-garde de son temps, celle de Boulez en particulier. Mais une bonne partie des oeuvres de Poulenc relève de la tonalité fonctionnelle : à peu près à chaque instant du déroulé musical, on peut déterminer si l’on est en sol majeur ou en si mineur, et cela, même dans ses dernières sonates des années 1960, par exemple dans sa Sonate pour hautbois et piano ou dans sa Sonate pour clarinette et piano. Voilà qui était tout bonnement inacceptable pour les thuriféraires de l’atonalisme. On m’a rapporté que Boulez, entendant un orchestre répéter du Poulenc, avait déclaré : « Quel intérêt y a-t-il à jouer cette musique qui aura totalement disparu dans trente ans ? ». On peut dire qu’il s’est bien trompé… Poulenc est beaucoup plus joué aujourd’hui que Boulez. Il est d’ailleurs même beaucoup plus joué aujourd’hui que de son vivant.
C’est à la vérité une compositrice qui a laissé une moisson stupéfiante de chefs-d’oeuvre, écrits entre 16 et 24 ans. Lili Boulanger privilégiait des couleurs plutôt sombres, et choisissait les textes qu’elle mettait en musique avec un goût littéraire très sûr. La vogue féministe actuelle, qui fait redécouvrir tout un pan de l’histoire de la musique, la remet légitimement à l’honneur, mais elle n’avait jamais été totalement oubliée, sa soeur aînée Nadia ayant, sa vie durant, déjà tout fait pour diffuser, enregistrer et mieux faire connaître sa musique. Nadia Boulanger, même si elle a cessé de composer à 30 ans, après le décès de sa soeur, est d’ailleurs elle aussi l’auteur d’une oeuvre considérable, que l’on redécouvre aujourd’hui. Il me semble que pour des compositeurs le test ultime de leur reconnaissance pourrait être le suivant : lesquels prend-on sincèrement plaisir à écouter, quasiment au même titre que Bach ou Beethoven ? Lili Boulanger fait partie de ceux-là. Et l’on se demande quel degré son rayonnement aurait pu atteindre si elle n’avait pas été injustement fauchée par la maladie à l’âge de 24 ans.
Ravel a réussi assez vite à vivre de ses droits d’auteur et de ses commandes, qu’elles émanent d’institutions ou de mécènes privés. Une oeuvre comme la Pavane pour une infante défunte, qu’il écrit à 24 ans en 1899, est très vite devenue un tube, et l’on en a fait quantité d’adaptations dont Ravel a bénéficié financièrement. Sans être richissime, il vivait confortablement dans sa « bicoque » de Montfort-l’Amaury. Plus tard, après avoir écrit Boléro (1928), Ravel était fier d’entendre les passants le siffler dans la rue. Le plaisir d’être populaire l’emportait sur les satisfactions purement matérielles. Ravel, célibataire, était généreux de son temps et de son argent. L’un de ses disciples devenu un grand ami, Manuel Rosenthal, raconte qu’il refusait de faire payer ses élèves. Il a aussi aidé pécuniairement des musiciens juifs qui avaient fui l’Allemagne nazie. Outre son génie musical, ses prises de position en faveur de Dreyfus, sa probité et sa hauteur de vue devraient inciter les autorités à envisager son entrée au Panthéon. A part Rousseau, qui mérite évidemment davantage le titre d’écrivain que celui de musicien, aucun compositeur n’a été panthéonisé. Si l’on en vient à présent à Poulenc, lui n’a pas connu de problème d’argent jusqu’à la crise des années 1930. Son père était l’un des fondateurs de l’entreprise qui deviendrait plus tard Rhône-Poulenc. Dans sa correspondance, Poulenc se plaint néanmoins fréquemment de soucis financiers : c’était un dandy qui tenait à un certain train de vie. Il bénéficiait de commandes et touchait des droits d’auteur substantiels. Par ailleurs, pour soigner son réseau mondain, il effectuait des tournées en tant que pianiste, notamment en accompagnant des chanteurs. Plus généralement, tous les compositeurs dont je parle dans mon livre avaient parallèlement une activité d’interprète qui leur assurait des revenus réguliers. En 1927-1928, invité aux Etats-Unis, Ravel s’est produit comme pianiste et chef d’orchestre. Nadia Boulanger, pianiste, organiste, chef de choeur et d’orchestre, était l’immense pédagogue à réputation internationale que l’on sait. De plus, comme Reynaldo Hahn, elle a contribué à de nombreuses publications en tant que critique musical. De nos jours, John Adams, l’un des compositeurs les plus joués au monde, est aussi un chef d’orchestre que l’on s’arrache.
Beaucoup enseignent. Rarement la composition (il y a très peu de postes). Plutôt le solfège, l’analyse, l’harmonie, le contrepoint, l’orchestration. Pour ma part j’enseigne aussi l’histoire de la musique. Alors qu’au XIXe siècle et encore au début du XXe siècle, il était inconcevable qu’un compositeur ne soit pas aussi instrumentiste, aujourd’hui, s’il y en a encore qui se produisent comme interprètes, cela se fait de moins en moins, car ce « marché » s’est hyperspécialisé et est devenu ultra-compétitif. Je voudrais souligner par ailleurs l’avantage que nous autres, compositeurs de musique contemporaine, avons sur les compositeurs de variétés ou de pop : nous bénéficions de commandes. En somme, il est présupposé que tout travail mérite salaire (une conception assez proche de la « valeur travail » des économistes…), et une oeuvre aura beau avoir été un four et ne jamais plus être redonnée après sa création, le compositeur aura au moins engrangé le montant de la commande qui lui avait été passée. En règle générale, les contraintes inhérentes à une commande sont réduites. Le contrat spécifie une formation — un concerto pour flûte, par exemple –, et une durée. Et c’est tout. Le compositeur est libre. Les montants payés dépendent plus de la longueur de l’oeuvre que de la notoriété du compositeur, en particulier quand il s’agit de commandes de l’Etat ou de commandes de Radio France. Je connais des compositeurs qui n’acceptent pas de commandes pour orchestre rémunérées à moins de 1 000 euros la minute, soit 20 000 euros pour un concerto de 20 mn. A cela, s’ajoutent les droits d’auteur. Les plateformes de streaming, elles aussi, nous apportent un complément de revenus, mais il est quasiment négligeable. Il y a une vingtaine d’années, une enquête de la SACEM établissait que, sur les 700 compositeurs de musique contemporaine recensés, seuls une quinzaine d’entre eux vivaient uniquement de leurs compositions. Ce n’est pas énorme.
Le principe régissant le monde des artistes de variétés est celui du Winner Takes it All avec une poignée de Taylor Swift richissimes au niveau mondial et une multitude d’artistes en difficultés. La situation est beaucoup plus inégalitaire pour eux que pour nous. Et je crains que le streaming n’accentue le phénomène.
Il y a quelques années, j’ai sollicité cinq ans de suite une de ces subventions dites « aides à la création musicale ». En vain. Je suppose que ma musique était considérée comme trop commerciale… En 2016, j’ai quand même fini par en obtenir une, pour un concerto pour violoncelle créé par Gautier Capuçon et l’orchestre de la Radio de Leipzig dirigé par Kristjan Järvi. La commission qui les distribue réunit cinq compositeurs. Pour y siéger, il faut soi-même avoir bénéficié dans le passé d’une aide à la création. C’est dire l’entre-soi qui y règne et la sclérose que risque d’engendrer ce système : l’année n, le compositeur A siège dans une commission qui attribue une aide au compositeur B ; l’année n+1, c’est au tour du compositeur B de siéger dans la commission qui attribuera une aide au compositeur A… Fin 2021, c’est auprès de la DRAC Aquitaine cette fois – le système est à présent déconcentré – que j’ai sollicité une aide d’Etat, pour un concerto pour accordéon (qui sera créé et enregistré par le génial Félicien Brut pour Warner). Je ne sais pas encore si elle me sera accordée…