
« Le rapport Bricaire remis au président de la République le 30 avril est venu esquisser les grands principes sanitaires devant prévaloir pour la réouverture des lieux de spectacle vivant. Les conditions drastiques qu’il suggère ont fait réagir les directeurs de salles de spectacles, au premier rang desquels Stéphane Lissner, directeur général de l’Opéra de Paris. Saisissant la balle au bond, celui-ci est venu dire le 5 mai sur France Inter tout le mal qu’il pensait de ce rapport et des consignes qui y figurent, considérant tout cela comme ‘impraticable’.
« Voilà qui rend assez flou l’avenir de l’Opéra de Paris dans les mois qui viennent et amène, après le constat que nous avions récemment dressé, à considérer les scénarios de sortie de crise pour cette maison.
« Une chose est certaine : aucun établissement culturel en France n’est dans la situation de l’Opéra de Paris. Il n’existe en effet pas d’institution française d’une telle taille, avec un tel jeu de contraintes pour remettre en route la maison, accueillir les employés, les remettre au travail dans les meilleures conditions sanitaires possible, relancer les productions et leur lot de montages techniques et de répétitions, faire revenir les artistes et surtout le public, le tout avec un trou dans la caisse de plusieurs dizaines de millions d’euros. C’est pourquoi il semble absolument impossible de reprendre dès septembre la trajectoire de la saison prévue. L’Opéra de Paris est un grand corps malade qui va avoir besoin de convalescence avant de reprendre son activité normale. Ne pas décider rapidement d’un scénario pour son avenir serait cependant condamner la maison à devenir le mouton noir du paysage culturel français. »
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« Aujourd’hui, trois scénarios se dessinent. Le premier est celui d’une fermeture complète jusqu’en décembre. C’est le scénario qui a la préférence de Stéphane Lissner et dont il a réservé l’exclusivité à France Inter avant même d’en informer les collaborateurs de l’Opéra. Prenant acte du bouleversement des conditions de travail, du climat social, qui reste très conflictuel, et de la difficulté de reprendre le fil de la saison, le directeur général de la maison estime que le moment est idéal pour réaliser les importants travaux qu’il aurait de toute façon fallu faire, aussi bien au palais Garnier qu’à Bastille, pour moderniser et sécuriser certains équipements. Cette fermeture pour travaux aurait le mérite de mettre derrière soi cette contrainte logistique tout en permettant à la maison de reprendre sérieusement son souffle et de concevoir l’avenir. C’est donc une solution empreinte d’une certaine sagesse. Elle est aussi empreinte d’un certain fatalisme, car elle prend acte des plaies ouvertes dont souffre l’Opéra de Paris sans les panser : incriminer la marchandisation ou le défaut de soutien financier de l’Etat, comme l’a fait Stéphane Lissner, n’est pas suffisant, car, à la fin, il faut répondre à une crise profonde et plurielle. La solution de la fermeture temporaire non seulement ne garantit en rien de retrouver le fil de la saison prévue mais ne garantit pas non plus de résoudre les difficultés structurelles de la maison. C’est reculer pour mieux sauter – et peut-être dans le vide. C’est le scénario du statu quo. »
« L’Opéra de Paris n’est pas seulement victime du coronavirus »
« Le deuxième scénario est celui d’une réouverture graduelle. Laurent Bayle [directeur général de la Cité de la musique et président de la Philharmonie] a donné le 8 mai au Figaro un entretien où il traçait pour l’institution qu’il dirige des perspectives faites de créativité et de responsabilité : la Philharmonie de Paris doit imaginer les conditions pour rejouer et rester en lien avec son public. Un scénario façon Laurent Bayle est possible pour l’Opéra. Les contraintes sanitaires et artistiques étant ce qu’elles sont, il reste possible de mobiliser les forces de l’Opéra de Paris pour qu’elles ne soient pas condamnées à l’inaction et au silence. C’est bien simple : le ballet, le choeur et l’orchestre, les ateliers, les techniciens sont des professionnels de premier ordre et, à ce niveau d’exécution, ne pas répéter, ne pas se produire, ne pas jouer, c’est courir le risque de régresser. Il faut maintenir une discipline individuelle et collective pour maintenir le niveau, conserver cette concentration qui fait l’excellence. Aussi l’Opéra de Paris pourrait-il envisager, sans renouer avec la saison prévue, qui semble compromise, de donner à ses talents la possibilité de s’exprimer dans des conditions maîtrisées, éventuellement à huis clos avec captation, ou avec des publics clairsemés mais bien présents.
« L’opéra et la danse, ce ne sont pas seulement de grandes productions complexes, mais parfois des oeuvres de moindre envergure, requérant moins d’artistes. Les Bouffes du Nord, que Stéphane Lissner connaît bien, ont pu donner des représentations d’opéra avec quelques solistes et quelques musiciens, que ce soit Carmen ou Pelléas et Mélisande. Renoncer d’emblée à explorer ces pistes sous prétexte que l’on ne donnera pas La Walkyrie est assurément regrettable au moment où tant d’autres scènes, en France comme à l’étranger, font pour leur public l’effort de s’adapter. Rejouer de la sorte ne guérirait bien sûr pas l’Opéra de ses maux profonds, mais, au moment où toutes les scènes de France rouvriront, il serait étrange qu’une des plus grandes d’entre elles ne donne pas l’exemple. C’est le scénario de la volonté.
« Le troisième scénario est celui d’une fermeture durable. On l’a déjà écrit, l’Opéra de Paris n’est pas seulement victime du coronavirus. La maison est dans une situation socialement explosive, elle est financièrement à genoux, et sa gouvernance ne convient plus aux enjeux qu’elle affronte. La disjonction entre sa mission et ses moyens est devenue trop grande. Il est même permis de penser qu’elle a atteint un point de non-retour sous le triple effet d’une stratégie jusqu’au-boutiste, de conflits sociaux catastrophiques et d’une crise sanitaire susceptible de lui porter le coup de grâce. C’est pourquoi on entend comme une rumeur qui monte de voix plaidant pour une fermeture longue, de douze à dix-huit mois. Ce délai permettrait de remettre à plat un certain nombre des maux structurels de l’Opéra, d’en repenser les missions, et peut-être de revoir la place exacte de l’Etat dans son fonctionnement. Des ajustements majeurs avaient par exemple précédé l’arrivée aux commandes de Rolf Liebermann, en 1973, ou d’Hugues Gall, en 1995.
« Rien de nouveau sous le soleil. L’Opéra sait s’adapter à son temps. D’abord hostiles, les salariés de la maison s’en sont finalement toujours bien trouvés, parce qu’à chaque adaptation a correspondu un regain de prestige et d’élan. Il n’est pas interdit d’imaginer que l’Etat pourrait, à la faveur des circonstances, réinventer un Opéra de Paris de nouveau placé au service d’objectifs culturels précis et assumant mieux sa part dans la politique culturelle nationale au sens large, c’est-à-dire acceptant de rayonner au-delà du strict public des habitués du lyrique. Les malheurs s’étant abattus sur la maison deviendraient alors une opportunité pour écrire l’histoire des vingt prochaines années et refaire de l’Opéra de Paris un fleuron de la politique culturelle de la France. C’est le scénario du courage. »
Grand mélomane, le normalien Sylvain Fort a été la plume et le directeur de la communication d’Emmanuel Macron. Directeur du site Forumopera.com depuis 2006, il vient de publier Verdi l’insoumis (Robert Laffont).