
Il est rare que la disparition d’un « critique musical », selon le terme reçu, fasse des grands titres dans les journaux. Pourtant, la mort d’André Tubeuf (1930-2021), survenue dans la nuit du 25 juillet, a été amplement commentée dans la grande presse au gré d’articles et de témoignages substantiels.
C’est qu’André Tubeuf avait fait de la critique musicale, de l’écriture sur la musique, de l’explication des oeuvres et des interprétations musicales un art à part entière. Sa parole comme ses écrits vous faisaient entrer dans le secret des oeuvres de manière presque magique. Chez lui, pas d’érudition ostentatoire, pas de références historiques pesantes, pas d’académisme. Un de ses phrases favorites ? « Merde à la Sorbonne » (en quoi il reprenait la posture de Charles Péguy).
Cela lui fut reproché par les doctes, qui le trouvaient imprécis. Mais c’est ce qu’adorèrent ceux qui le suivaient, car il était doté d’une faculté étonnante : il vous faisait entendre dans une interprétation musicale ce que vous n’y aviez d’abord pas entendu. Le lisant ou l’écoutant, on se disait : mais ce qu’il dit est-il bien vrai ? Se pourrait-il qu’écoutant ce morceau, j’ai omis d’y entendre tel accent, tel choix rythmique, tel phrasé qui rendent cette interprétation singulière, qui nous mènent au coeur de l’oeuvre ? Alors on réécoutait. Et, progressivement, au bout de quelques tentatives, le chemin en effet s’ouvrait. Une lumière différente apparaissait : nous entrions, sur les indications en réalité très précises de ce guide, dans un autre règne musical, où le sens apparaissait plus clairement, où se déployaient une cohérence et une vérité que l’écoute hédoniste n’avait pas révélées.
C’est bien là que se trouvaient la rigueur et la discipline d’André Tubeuf : non dans l’appareillage musicologique, mais dans l’absence complète de concession au principe de plaisir. La musique n’était pas faite pour jouir. Elle était faite pour nous mener là où nous ne savions même pas pouvoir aller. Elle était faite pour ouvrir sous nos pas des abîmes insoupçonnés. La musique était fondamentalement tragique, au sens grec et nietzschéen du terme. Il fallait la prendre infiniment au sérieux. Et, pour cela, écouter avec une attention absolue. La notion d’attention était fondamentale pour André Tubeuf. Il était, en cela, frère de Simone Weil (à laquelle il a consacré un livre qui paraîtra bientôt) : l’attention était une forme de prière. Tout partait non du savoir mais de la sensibilité, non de la cervelle mais de l’oreille, non de l’analyse mais de l’impression. Le sensible seul menait à l’intelligible. De là à voir dans la musique un pont vers la spiritualité, il n’y avait qu’un pas que Tubeuf, catholique fervent, empruntait avec prudence : la religion était la religion et la musique était la musique. Le règne du Vrai et le règne du Beau ne se confondaient pas chez ce platonicien (Platon de plain-pied, récemment paru aux Belles-Lettres est son ouvrage testamentaire sur Platon qui fut, avec Nietzsche, son philosophe essentiel). Cependant, les liens entre les deux règnes étaient évidents.
Ses mots faisaient naître l’illumination
Il ne suffisait cependant pas, l’écoute approfondie ayant remonté ses trésors, d’en rester à cette émotion, si digne, si sérieuse, si impérieuse fût-elle. Il fallait en parler. Il fallait la partager. C’est par cette manière qui ne fut qu’à lui d’exposer les profondeurs de l’expérience musicale qu’André Tubeuf marqua des générations. Jamais personne, nulle part, n’avait parlé de musique ainsi. Jankélévitch bien sûr, philosophe de la musique et de l’ineffable, l’avait précédé et profondément influencé. Cependant, le choix de Jankélévitch fut, on le sait, de se tenir après la Seconde guerre mondiale, aussi éloigné que possible de la culture germanique. Or c’est là que Tubeuf fit son nid. D’abord parce qu’il arriva en 1957 à Strasbourg, où il passa toute sa vie de professeur de philosophie en Terminale puis en khâgne. Ensuite, parce que le répertoire germanique était évidemment le plus adéquat à son approche de la musique : il y a dans la musique allemande un élément mystique et une sensibilité naïve qui donnent à l’expérience musicale un statut particulier. Dire que la culture allemande s’est largement constituée autour de la musique et de l’expérience musicale est une évidence dont on oublie trop souvent de déduire ce que cela signifie en termes d’expérience du monde et de vision même de la condition humaine. Or il est clair que la musique allemande est hantée, plus que toute autre, par la transcendance. Ecouter avec ferveur, aller chercher derrière le son le sens, accepter d’être instruit, modelé, transformé par l’expérience musicale : voilà qui confère à la musique une puissance transcendante.
C’est cela que Tubeuf n’a cessé d’exprimer avec des mots qui s’adressaient directement à cette part peut-être irrationnelle, ou strictement impressionniste de notre propre sensibilité. Mais n’est-ce pas justement ce qui est le plus difficile ? Trouver dans ses propres ressources d’expression et de vocabulaire, dans son propre style littéraire, dans des métaphores et des images surgies du fond d’une sensibilité pour décrire une expérience personnelle le chemin direct vers la sensibilité d’autrui, et ainsi trouver dans la musique une cause commune, un champ de partage, quand tout pourrait nous renvoyer seulement à notre individualité solitaire. C’était cela Tubeuf : ses mots faisaient naître en vous l’illumination que, sans lui, vous n’auriez pas ressentie. Au fond, ses mots étaient les plus justes et les plus vrais pour décrire ce qui serait sinon resté en vous confus ou inaperçu. C’est en cela qu’il fit école auprès d’autres critiques musicaux mais aussi auprès de musiciens : le partage de l’expérience musicale était fécond et même fraternel. Car il se trouve des musiciens géniaux qui vous bouleversent sans savoir ce qu’ils font : en dialogue avec Tubeuf, ils ressaisissaient une part de leur art et pouvaient même aller plus loin. Il savait rendre la sensibilité intelligente.
On a dit qu’André Tubeuf s’intéressait plus aux interprètes et aux interprétations qu’aux oeuvres. Il est certain qu’il a beaucoup écrit sur les artistes, notamment sur les chanteuses (Le Chant retrouvé) mais aussi les pianistes (Lipatti, Serkin) ou les violonistes (Adolf Busch). Il goûtait moins les chefs d’orchestre, dont il pensait qu’ils ne fabriquaient pas eux-mêmes le son (parti pris contestable, mais passons). Ce reproche est curieux car même les plus instruits des musiciens n’entendent et ne comprennent une oeuvre que lorsqu’elle est jouée. L’idée qu’un musicien pourrait entendre jouer dans sa tête un orchestre simplement en lisant la partition est un fantasme. La musique a besoin de son et de corps. Elle a besoin des interprètes, qui en musique « classique » ne sont pas de simples médiateurs, mais sont comme le chaînon ultime du processus créateur. De là sa préférence pour des interprètes conscients de leur mission, radicaux, acceptant d’être les serviteurs brûlants de la musique, renonçant aux facilités du divertissement, austères même voire sévères : cas de Rudolf Serkin, pianiste d’un dépouillement franciscain, d’Elisabeth Schwarzkopf, orfèvre maniaque des mots, de Dietrich Fischer-Dieskau, officiant aussi génial que rigoureux, de Claudio Arrau, exécutant scrupuleux du texte musical, etc. Nombreuses furent ses dilections chez les interprètes, mais toujours revenait ce goût pour les plus ascétiques, les plus observants. S’il fut un guide généreux pour les jeunes musiciens, c’est parce qu’il leur dispensait ce savoir ancré dans une prodigieuse mémoire sonore : il leur faisait écouter leurs prédécesseurs depuis que l’enregistrement existait, car cette mémoire du disque portait avec elle toutes les leçons de rigueur et de travail que l’on pouvait recueillir auprès des maîtres disparus. Par l’exemple et par une attention extrême, il les forçait avec une immense bienveillance à apprendre leur leçon de ceux qui avant eux avaient creusé le même répertoire, et dont l’exemple traversait les âges (malgré des qualités d’enregistrement parfois précaires) parce qu’ils avaient trouvé au coeur de la musique une vérité durable, solide, inoubliable. Aux jeunes musiciens, mais aussi aux jeunes critiques, personne n’avait appris ces références, et personne n’avait appris que sous les grésillements des 78 tours se trouvaient des vérités musicales pour l’éternité.
Désir de transmettre
Jusqu’à ses quarante-cinq ans, André Tubeuf n’écrivit pas. Il était professeur à Strasbourg, marié, père de trois filles. Mais il travaillait. Il écumait les disquaires à la recherche d’enregistrements oubliés ou disparus. Il cherchait chez les antiquaires de Salzbourg, de Munich ou de Vienne, des photographies de ces artistes d’avant-guerre pour mettre sur leur nom un visage et surtout un regard (étonnantes photos en noir et blanc de ces artistes où l’expression du visage était si éloquente que l’on croyait presque les entendre chanter !). Il se rendait à Paris chez la bien oubliée (et proscrite) Germaine Lubin, visitait les chanteuses que l’on entendait à Salzbourg (où il se rendit chaque été jusqu’à il y a peu de temps) et les interrogeait sur leurs maîtres, leurs professeurs ou sur les artistes qu’ils avaient entendus avant la guerre. Peu à peu, il reconstitua par la mémoire une histoire et une tradition que le nazisme avait brisées et éparpillées.
Ainsi se reconstitua en sa personne un lien perdu entre l’ancien et le moderne, une mémoire enfouie était exhumée et elle portait non pas de simples enseignements académiques, mais des leçons de style, de pensée, de respiration, des exemples encore vivants par le miracle du disque de ce qu’était la musique lorsqu’on la prenait au sérieux et qu’on la tenait de maîtres qui avaient connu Liszt ou Brahms. Ce trésor fut amassé pendant vingt-cinq ans avant qu’André Tubeuf n’estime utile ou opportun de le partager : pendant les quarante-cinq années qui suivirent, il n’eut de cesse d’en prodiguer les merveilles, par le récit, par le souvenir, par l’écoute partagée, par un enseignement bénin et amical, tout axé sur le désir de transmettre. La collection « Références » chez EMI ne fut rien d’autre que des extraits de la discothèque personnelle d’André Tubeuf proposés à tous avec des textes introductifs qui formèrent des générations de mélomanes.
Les hommages qui lui sont rendus aujourd’hui ne sont rien d’autre que le fruit de ces quarante-cinq années passées à faire découvrir aux autres des merveilles qu’il avait aimées et accumulées avant tout le monde et qui soudain devenaient indispensables à tout amoureux de musique. On se prenait alors à préférer Meta Seinemeyer ou Maria Cebotari à la soprano à la mode dont le circuit lyrique faisait grand cas mais chez laquelle on ne trouvait aucune des beautés qu’on avait apprises chez des chanteuses (ou des chanteurs, ou des instrumentistes) du passé dont les leçons nous étaient parvenues. Le risque était grand alors de se fixer dans la nostalgie. Mais Tubeuf mettait au contraire toute la sensibilité qu’il avait construite et raffinée à l’audition des maîtres anciens au service d’une écoute passionnée des musiciens nouveaux. Il faisait crédit à la jeunesse. Il savait entendre chez des interprètes jeunes les ressources qui feraient d’eux des grands, pourvu précisément que le chemin leur soit montré, et que les hiérarchies leur soient découvertes – quand le grand tout du marché les eût porté aux concessions et à la hâte. Il n’eut de cesse d’écouter et découvrir puis, quand il le pouvait, d’entrer en contact avec les jeunes artistes qu’il avait remarqués pour leur offrir, pour rien, cette mémoire et cette profondeur bâties par lui dans le retrait et le silence. Cela lui valut gratitude et fidélité de la part de nombre d’artistes que personne d’autre n’eût songé à éclairer de la sorte. Cela donna aux jeunes musicographes qu’il influençait une curiosité inlassable et la certitude que le monde regorge d’artistes pouvant égaler les maîtres anciens.
L’annonce de la mort d’André Tubeuf a jeté dans une immense tristesse tous ces amis qui attendaient de lui qu’il les instruise avec amitié, parfois aussi qu’il les divertisse de ses lectures et de ses souvenirs, sans parler de ceux qui aimaient les recettes de cuisine héritées de cet Orient où il était né et avait grandi (en Turquie puis en Syrie et au Liban). Plus profondément, ses amis et ses nombreux lecteurs savent que disparaît non seulement une personnalité attachante, mais une mémoire profonde et vivante qui servait de fanal dans les temps étranges que nous vivons. Par-delà les modes intellectuelles, par-delà les froncements de nez des spécialistes, par-delà même les genres (il était aussi romancier, poète, conférencier…), il avait su créer à partir de sa sensibilité musicale, de sa parole, de ses singularités, une source nourricière offerte à qui voulait s’y désaltérer. Au moment de le lui dire adieu s’ajoute à la tristesse du deuil le sentiment assez vertigineux qu’il incombe à ses amis et ses disciples de faire que cette source ne se tarisse point.