« A haunting melody ». Une mélodie fantôme, obsédante, revenante. Jamais l’expression forgée il y a un siècle par le psychanalyste Theodor Reik, disciple de Freud qui théorisa le pouvoir psychoactif de la musique, n’aura trouvé plus parfaite illustration qu’avec Toosie slide. Depuis sa sortie le 3 avril 2020, il y a exactement un mois, le titre du rappeur canadien de 33 ans Drake, son refrain addictif et sa danse associée « Left foot up/Right foot slide… «  n’en finit pas de posséder nos cerveaux et nos corps assignés, y distillant son inquiétante et joyeuse étrangeté. En quelques semaines, il est devenu la Bande originale du Confinement planétaire, son hymne à la joie mélancolique, en même temps que sa chorégraphie officielle. Avec lui, le « Great Lockdown » s’est mué en tragi-comédie musicale.

C’est un coup de génie musical, commercial et digital : ce morceau pourtant crépusculaire enflamme le Net, cumule les succès et records de viralité : n°1 au Billboard 100, le classement des ventes de disques aux USA, dès sa sortie ; 70 millions de vues sur YouTube (et cela ne cesse de grimper) ; et surtout plus de 4 milliards de vues sur la plateforme Tik Tok via les « challenges » chorégraphiques générés par le titre.

Plus fort que

Du basketteur Lebron James, en famille, à Justin Bieber, des célébrités comme des millions d’anonymes imitent la « petite danse » de Drake. Car c’est la caractéristique principale de ce nouveau virus sonore (et du génie marketing de son créateur) : on ne mesure plus désormais la puissance de propagation d’un hit à l’aune de son nombre de vues sur YouTube, comme dans le Monde d’avant (Gangnam Style de Psy, par exemple, avait dépassé les 3 milliards de vues sur Youtube, en 2012). En comparaison, les 70 millions de vues de Toosie slide semblent presque ridicules.

Si, à l’époque, Gangnam Style de Psy avait consacré une nouvelle « Corée-graphie » du capitalisme numérique en faisant de l’Asie un nouveau centre de gravité popculturel – le secrétaire général de l’Onu, Ban Ki-Moon, le Premier ministre britannique David Cameron et le président des Etats-Unis Barack Obama n’avaient-il pas exécuté la « danse du cavalier » coréen ? – Toosie slide couronne, lui, l’extraordinaire puissance de la plateforme chinoise en même temps que la domination sans partage du rap sur le business de la musique, bien loin devant la pop, le rock ou la variété.

Avec ce titre, la stratégie marketing d’Aubrey Drake Graham (de son vrai nom) explose aussi tous les canons traditionnels de cette industrie : les médias traditionnels comme les plateformes de streaming sont désormais ignorées au profit des nouvelles rampes de lancement que sont devenues Instagram, Soundclound… et Tik Tok, donc.

Pour bien prendre la mesure du succès inédit de Toosie slide, il faut procéder à un séquençage et un « tracing » précis de cet irrésistible virus sonore.

24 heures pour créer la musique, 45 minutes pour la danse…

Tout commence il y a exactement un mois, le 29 mars 2020, lorsqu’un jeune danseur et influenceur de 23 ans du nom « Toosie » (458 000 abonnés sur Instagram) poste une vidéo sur les réseaux sociaux. Il y exécute avec ses amis Hiii Hey et Ayo&Teo une nouvelle danse intitulée Toosie slide. On appelle cela un « dance challenge », très populaire chez les « kids » sur Internet. Effet viral et audience immédiats. Mais à ce moment-là, personne ne sait encore d’où vient la musique sur laquelle le jeune danseur originaire d’Atlanta et ses amis semblent improviser leur chorégraphie.Ce n’est que deux jours plus tard, le 31 mars, que Drake révèle lui-même, sur ses propres réseaux, qu’il est à l’origine de la bande-son. Il annonce dans la foulée que le titre Toosie Slide, sortira officiellement le 3 avril à minuit.

LIRE AUSSI >> Déjà recordman en 2016, le rappeur Drake balaie Ed Sheeran de Spotify

Le jeune danseur prodige et la superstar Canadienne se connaissent bien. Ils se sont rencontrés lors du Summer Sixteen tour en 2016 où Toosie (de son vrai nom Daquan) était engagé. Habitué des collaborations avec Usher, Migos, Future et beaucoup d’autres, Toosie a raconté au magazine américain GQ la génèse de cette danse improvisée devenue phénomène planétaire.Il affirme l’avoir conçue en quarante-cinq minutes seulement, début mars 2020, alors qu’il « chillait » avec ses amis Hiii Key, Ayo&Teo. Au même moment, Drake qui n’a alors jamais entendu parlé de cette danse lui envoie un message privé. « Il avait une idée de chanson et avait besoin d’une chorégraphie pour pouvoir danser dessus » raconte Toosie. Le morceau n’a pas encore de titre officiel. Il n’est même pas achevé lorsque Toosie le reçoit en pièce jointe.

« Nous savions que nous tenions quelque chose de spécial »

L' »instru », le son, que Drake a en tête a été conçu bien avant la chorégraphie, quelques semaines plus tôt, dans le courant du mois de janvier, par un jeune producteur suisse de 28 ans. « OZ », de son vrai nom Ozan Yildirim, affirme (au magazine Billboard) qu’il a écrit la musique de Toosie Slide « en 24 heures  » seulement. Ce dernier est déjà auteur, entre autres, de Sicko Mode, un énorme tube du rappeur Travis Scott. « Cela ne m’a pas pris beaucoup de temps, confesse OZ. Je l’ai aussitôt envoyée à Drake qui me l’a retournée une semaine plus tard, avec quelques idées supplémentaires « . Et assorti d’un compliment de la star, en recommandé avec accusé de réception : « Yo, it’s magical ! ».

Mais en cette fin du mois de janvier, comme le confirme OZ, il n’est toujours pas question d’un « dance record » ou de Tik Tok, juste d’un son réussi qui plaît à Drake et son entourage. « Nous savions tous que ce serait le single et que nous tenions quelque chose de vraiment spécial « ,se souvient OZ. Y figure en particulier, un refrain qui va se révéler décisif pour la suite. Un « hook », comme on dit dans le jargon, qui inclut une série de pas de danse à exécuter : « Right foot up, left foot slide/Left foot up, Right foot slide « . En toute logique, Drake a l’intuition de faire appel à ce jeune danseur, Toosie, qu’il a connu quelques années plus tôt.

Nous sommes alors début mars. Le petit groupe de danseurs se remet au travail, perfectionne son idée initiale mais, cette fois, à partir du morceau plus abouti envoyé par Drake. « Chacun apportait sa contribution, poursuit Toosie, chaque petit mouvement en entraînant un autre « . Lorsque Drake découvre le résultat quelque jours plus tard, il exulte : « Y’all the greatest, man, this is it ! » lance le rappeur à Toosie. « Il a eu le coup de foudre« , confirme celui-ci. Son enthousiasme est tel qu’il décide de baptiser la chanson du nom de la chorégraphie et de son auteur, puis de lui offrir une large place dans son clip officiel.

Mais avant de programmer définitivement le lancement du titre, Drake veut vérifier son potentiel épidémique. En diabolique directeur marketing, il demande à Toosie de poster sa vidéo dansée sur son refrain. « Vas-y, poste-la sur ta page je veux voir ce que cela fait  » enjoint le rappeur. Il sait que Toosie et ses amis exercent une forte influence sur une large communauté de danseurs. Intuition vite confirmée. La réaction est aussi soudaine que massive. « Yo, mon téléphone devient complètement dingue, s’exclame Drake, il faut que nous sortions ce morceau très vite, dès cette semaine « . Tout le monde est déjà prêt pour tourner le clip : Drake, les danseurs, le réalisateur du clip Theo Skudra.

« Apporter de la joie à tout le monde »

Mais la crise sanitaire qui s’abat sur le continent américain met vite un coup d’arrêt au tournage prévu. « Nous étions vraiment mal « , dit Toosie. C’était oublier un peu vite le génie opportuniste de Drake. Puisque la situation nous dépasse, feignons d’en être les organisateurs. Autrement dit, puisque Drake est confiné à Toronto, dans son manoir de 50 000 mètres carrés, surnommé « The Embassy » (L’Ambassade), c’est là qu’il tournera le clip. Puisque les danseurs ne peuvent l’y rejoindre et figurer dans le film, c’est lui qui exécutera seul la « choré » inventée par eux. Et puisque la moitié de la planète est masquée, assignée à résidence, sous perfusion Internet, le clip sera à la hauteur de cette atmosphère dystopique, et mettra en scène « The Great Lockdown « . Ou « The Drake Lockdown « , si l’on préfère.

Mais comment retourner une telle contrainte à son avantage, exalter à l’image une danse qui se voulait légère et juvénile, alors qu’on compte déjà les morts par dizaines de milliers partout dans le Monde, et spécialement aux Etats-Unis? Il en faut plus pour dissuader Drake. Là où beaucoup d’autres auraient tout stopper pour éviter l’indécence et une énorme shit storm, le rappeur tient bon. Mieux, il pressent que toute la réussite du projet peut justement se jouer dans le déplacement de la situation. A condition de l’exécuter avec une extrême précision pour éviter le ridicule et tout dérapage. « Drake a tout de suite senti que cette danse pouvait aider à rassembler les gens de nouveau, confirme Toosie. C’était une brillante idée, et c’est exactement ce qu’il s’est passé : apporter de la joie à tout le monde. « . A fortiori quand la planète s’ennuie à la maison, connectée sur les réseaux sociaux.

LIRE AUSSI >> Son amitié avec Nicki Minaj, ses débuts à la télévision: Drake en 5 anecdotes

Comment l’un des plus grands rappeurs du Monde a-t-il réussi à mettre en scène son propre confinement sans paraître « déplacé » dans un palais ultra bling à 100 millions de dollars, comme Missy Elliott ou 50 cent le firent sans complexe dans les années 2000 pour l’émission de MTV Cribs? Il faut décrypter attentivement le clip de Toosie slide pour découvrir qu’il est bien plus qu’un simple étalage de richesse, ou un calcul cynique de la part de Drake. Si son titre est bien une « haunting melody « , une mélodie fantôme, le palais que l’on le découvre à l’image est lui un « haunting castle  » : un château hanté par d’illustres figures de la pop culture…

Lisez l’épisode n°2 de notre « Histoire secrète » de Toosie Slide : « Michael Jackson, Kobe Bryant… Bienvenue dans le château hanté de Drake ».