Qu’est-ce qui peut encore inciter le public à se rendre dans un musée ? Le Covid-19 n’aurait-il pas anéanti à jamais cette mode née à la fin du siècle dernier et qui s’est imposée à tout bon bourgeois, pas forcément bohème, pour devenir, à la veille de la pandémie, une marqueuse identitaire et culturelle, un must fait de « ouah » et de « génial », une mode, disais-je, consistant à aller au musée, visiter des expos, s’intéresser à l’art ?

Dans l’urgence et la précarité, l’inquiétude et la dèche sur lesquelles va se construire un monde en quête d’essentiel, tenté par le retour à la terre, obsédé par l’hygiène, aseptisé par le virtuel et le numérique, dans cet enfer relationnel où le lénifiant « vivre ensemble » laisse sa place au répressif « vivre à distance », qui peut encore désirer faire la queue avec un masque avant d’entrer dans un éventuel cluster pour aller voir, les lunettes embuées, dans l’odeur de sa propre haleine et les grésillements de l’élastique frottant sur les écouteurs de son appareil auditif, aller voir, disais-je, une collection de tableaux qu’à notre âge on a déjà vus 20 fois, mais que le directeur du musée patrimonial ressort, faute de mieux, toute possibilité d’emprunt à l’étranger lui étant désormais financièrement inaccessible et trop risquée du point de vue sanitaire ?

Si la phrase est longue, comme ne manqueront pas de me le signaler mes consciencieux correcteurs, c’est pour mieux vous faire ressentir l’asphyxie dans laquelle se trouve aujourd’hui le monde de l’art, ancien et contemporain. C’est pour vous plonger dans cette détresse respiratoire d’où l’idée épatante annoncée va vous faire sortir, plein d’espoir.

Les expos ne montreraient que des oeuvres d’art se trouvant à 0 kilomètre du musée

Car ce qui est vrai pour les musées l’est aussi pour les théâtres, les stades, les salles de spectacles en général : rien ne peut convaincre le public d’y entrer. Le public n’a pas besoin de Benjamin Biolay, ni d’Alexandre Kantorow, ni de Joël Pommerat, et donc, tous ces artistes vont disparaître.

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Sauf que non. Car les chanteurs, les pianistes, les metteurs en scène ont toujours envie de chanter, de jouer du piano, de monter des pièces de théâtre. Ils sont comme ça, on n’arrive pas à les retenir, eux-mêmes ne peuvent pas s’empêcher de créer des oeuvres, quoi qu’il en coûte. Et ce qui est vrai pour les artistes est vrai aussi pour les commissaires d’expo, les galeristes, on ne peut pas non plus les retenir : ils veulent montrer des oeuvres, promouvoir des artistes, leur monter des expos. La question, c’est quoi et comment.

Stéphane Corréard est galeriste et commissaire d’expo. Il ne sait faire que ça. Acheter, montrer, vendre. Quand la pandémie s’est abattue sur la ville, il a sombré dans une dépression profonde. Un Covid mental qui a duré plus d’un mois. Et puis tout s’est remis en place. Le désir. La nécessité d’avoir des envies. Et les idées qui reviennent. Zéro kilomètre. C’est l’idée épatante. Les musées ne pouvant plus emprunter d’oeuvres en Amérique, et sachant que ces emprunts représentaient parfois plus du tiers des budgets de ces faramineuses expos temporaires, les expos ne montreraient que des oeuvres d’art se trouvant à 0 kilomètre du musée.

Zéro kilomètre, possibilités infinies

Des oeuvres d’art, il y en a partout, parfois même des chefs-d’oeuvre, et on peut compter sur la vanité des collectionneurs pour bénéficier de leur concours : où habitent les Prat, les Rothschild, les Billarant ? Souvent à moins de 300 mètres d’un Louvre, d’un musée Galliera, d’une Fondation Cartier…

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Outre ses vertus écologiques et économiques, le concept de Zéro kilomètre présente l’avantage d’être inédit (à ma connaissance). A côté de l’idée de Corréard, Les Journées du patrimoine paraîtront ce qu’elles sont en vérité : un hochet culturel et démagogique. Zéro kilomètre, c’est l’histoire de l’art comme on ne vous l’a jamais racontée. Mais, du calme, attendez que l’idée fasse son chemin dans votre esprit, et vous allez découvrir ses possibilités infinies. C’est vertigineux.