
Le cinéma s’intéresse davantage aux histoires de détectives privés qu’aux intrigues de chefs d’entreprise. Alors si en plus le patron est une patronne, le champ se réduit encore davantage. Dans cette série d’été, nous avons retenu quatre films, français et américains, de 1933 à 2017, dont l’héroïne est une dirigeante. A poigne ou sensible, dans l’univers de l’industrie ou celui de la mode, respectée ou honnie, vertueuse ou scandaleuse, elles disent toutes quelque chose de la société dans laquelle elles évoluent et de la façon dont elles sont perçues. Pour L’Express, de grandes patronnes d’aujourd’hui ont apporté leur regard sur leurs consoeurs de fiction.
EPISODE 1 – “La Banquière” : Romy Schneider, une amazone de la finance
EPISODE 2 – “Numéro une” : Emmanuelle Devos vue par une dirigeante de Vinci
EPISODE 4 – Dans “Female”, film de 1933, une femme dans l’industrie automobile

© / L’Express
Qu’elle semble gauche et mal fagotée, Anne Hathaway, à côté de l’impeccable Meryl Streep, menant son monde à la baguette dans des tenues à la coupe parfaite qui s’accordent si bien à son caractère intraitable. Le Diable s’habille en Prada, comédie populaire sortie en salles en 2006, met en scène la relation sadique sur talons aiguilles entre la directrice du magazine de mode new-yorkais Runway, Miranda Priestly, et Andy, aspirante journaliste à la recherche d’un premier job, embauchée comme assistante malgré son ignorance totale du milieu. On a eu tôt fait de rapprocher le personnage de Miranda de l’énigmatique papesse de la presse glamour Anna Wintour, aujourd’hui septuagénaire, aux commandes du Vogue américain depuis plus de trois décennies. D’autant que le film est l’adaptation d’un best-seller écrit en 2003 par Lauren Weisberger, ex-assistante de la rédactrice en chef à la coiffure au carré strict. Pourtant, “Elle est adorable !”, assure Valérie Messika, fondatrice de la marque de haute joaillerie qui porte son nom. Un réseau international de 70 magasins, plus de 500 revendeurs… Ses bijoux brillent partout dans le monde, jusqu’en Australie où une nouvelle boutique ouvrira bientôt. “Anna Wintour a assisté à mon premier défilé, dans les jardins du Ritz, en septembre 2021. Elle logeait alors dans l’hôtel et, informée par Kate Moss, elle est venue nous voir, se souvient-elle. Je pense qu’elle s’est forgé cette armure de femme froide, dure, intransigeante, mais je ne suis pas sûre qu’elle le soit dans l’intimité.”

Valérie Messika, fondatrice de la marque de haute joaillerie qui porte son nom.
/ © François Durand / GETTY IMAGES EUROPE / GETTY IMAGES / AFP
Elle est aussi fan de Meryl Streep dans ce rôle. Même si cette Miranda est prête à tout, jusqu’à la trahison, pour garder son poste. Elle est d’autant plus glaçante que l’actrice américaine l’interprète de sa voix la plus douce. Sa placidité tranche avec la frénésie qu’elle provoque. Jamais un mot plus haut que l’autre pour asseoir son autorité, juste quelques regards appuyés, des remarques bien senties, un manteau jeté négligemment, chaque matin, sur le bureau de sa souffre-douleur. Et des caprices extravagants, comme exiger des billets d’avion pour rentrer illico de Miami à New York alors qu’un ouragan cloue les appareils au sol, ou dénicher pour ses filles, en quelques heures, le dernier Harry Potter… volume de la saga qui, à l’époque, n’avait pas encore été édité. Autant dire que sa jeune assistante peut faire une croix sur sa vie privée.
Valérie Messika est clairement une anti-Miranda et revendique “travailler à l’émotionnel, avec empathie”, jusqu’à partager les joies et les peines de ses collaboratrices dans leur vie intime : 70 % de ses 350 salariés sont des femmes. Mais la joaillière et la rédactrice en chef de fiction ont en commun l’idée qu’un look peut favoriser l’affirmation de soi. Le film se révèle d’ailleurs plus subtil qu’il n’y paraît. C’est aussi pour son flair et ses qualités professionnelles indiscutables que cette Anna Wintour romancée est respectée. “Son avis est le seul qui compte”, assène son directeur artistique.
Le Diable s’habille en Prada raille le milieu du luxe, mais ne le dénigre pas. Dans une scène clef, Miranda remet Andy à sa place en soulignant l’influence majeure dans nos vies de la haute couture, qui crée des emplois, dicte la tendance et impose par exemple ce bleu céruléen, nuance d’un pull lambda que revêt ce jour-là la sceptique employée, pas encore passée par la case relooking. Jugerait-on aussi durement la despote Miranda si elle était un homme ? “On dirait juste qu’elle assure son boulot”, défend Andy elle-même, bien qu’elle décide finalement de démissionner pour ne pas suivre la voie de sa supérieure. Valérie Messika, elle aussi, plaide sa cause : “Miranda a de l’humanité, elle sait reconnaître la valeur d’Andy et soutient sa candidature à un poste de journaliste.” Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, de cette expérience traumatisante l’assistante tyrannisée ressort galvanisée.
Le Diable s’habille en Prada (2006), de David Frankel. Avec Meryl Streep, Anne Hathaway, Stanley Tucci…