
Le rose est partout, dans les files d’attente des salles de cinéma, sur les couvertures des magazines, en illustration d’articles, critiques, tribunes. Barbie a raflé la mise. Inévitable : la poupée est, de fait, une coquille vide, invitant à toutes les projections et fantasmes, chacun dessinant la mythique blonde au gré de son idéologie. Barbie féministe, Barbie misandre, Barbie société de consommation, Barbie libérée, Barbie woke, etc. Epuisant. Barbie porte un diadème réfléchissant qui capte les regards autant que les idées, hypnotisante et rassurante Barbie que chacun s’approprie, exactement comme, lorsque enfant, on l’habillait d’aventures dont nous étions les héroïnes et dont Ken n’était qu’un accessoire, ennuyeux et fade. Les hommes sont dorénavant tous réduits à être des Ken abrutis et sous influence, identifications par la négative, qui ne rend service à aucune lutte, à nulle égalité, mais ajoute du cliché au cliché, de la bêtise à la haine.
Barbie à la mode inclusive niaise, féminisme de carton-pâte, posture d’empowerment poussive, a gagné. Ce qui est inquiétant est qu’elle a battu Oppenheimer.
Christopher Nolan est un grand réalisateur, son Oppenheimer à la hauteur des attentes. Film monstre qui combine brillamment destins individuel et collectif, interroge la médiocrité des Hommes et la volonté de pouvoir, questionne le patriotisme et le choix, le tout porté par des acteurs exceptionnels et une mise en scène au scalpel, sans gras, sans effets de manche, du cinéma comme on avait oublié qu’il pouvait encore exister. L’intelligence du film tient aussi à l’expérience sensitive qui nous entraîne au cœur de la psyché d’Oppenheimer, de ses visions et sensations, de ses doutes comme de ses certitudes, qui dialoguent pour l’entraîner vers l’innovation.
Fallait-il utiliser la bombe nucléaire ? Fallait-il faire confiance à un scientifique génial qui avait des sympathies communistes ? Tout génie a-t-il son Salieri en embuscade prêt à lui sauter à la gorge pour se venger de son absence de talent ? Où vont les Hommes pour pleurer sur leurs erreurs et leurs échecs ?
Barbie perdra toujours face à Polanski
Alors qu’Oppenheimer est interrogé sur l’avance des recherches nazies sur le nucléaire, il répond que l’antisémitisme va les aider à gagner, car Hitler considère la physique quantique comme un truc de juif, et par conséquent n’y croit pas. En un échange succinct, toute la folie antisémite des nazis, l’obsession délirante d’Hitler qui préférait perdre la guerre plutôt que de laisser vivant un seul juif, nous explose au visage. On ne répétera jamais assez à quel point l’antisémitisme est une maladie autodestructrice, une haine viscérale et sans fin, une frénésie meurtrière née de la frustration et du ressentiment. Visionnaire assez dingue pour créer une ville au cœur du désert et y rassembler scientifiques et familles pour mettre en commun le savoir nécessaire à l’élaboration de l’arme totale, Oppenheimer choisit d’arborer, les premiers jours, l’uniforme militaire, comme pour rappeler la réalité de la guerre qui sévit sur le Vieux Continent et le massacre des juifs. Pendant ce temps-là, au cœur de l’Europe en guerre, la Shoah détruit systématiquement et industriellement les juifs d’Europe, et le destin de Roman Polanski, enfant du ghetto de Varsovie avant de fuir avec son père et d’être caché au fin fond de la campagne polonaise, se joue. Promenade à Cracovie est peut-être un film raté, mal monté, mal foutu, mais c’est un film essentiel. Suivre Polanski et son ami d’enfance Ryszard Horowitz dans les rues qui les ont vus grandir, avant, pendant et après la guerre, passer d’appartement en appartement, de tombes en regrets, de réécritures en dénis, retrouver les souvenirs et parfois les refuser obstinément – ainsi Polanski qui ne peut pas ouvrir la porte de sa grand-mère, dernier lieu où toute la famille fut réunie avant la fin – est un déchirement, un rappel de l’horreur que fut la Shoah, de ce qui reste lorsque les morts ne peuvent jamais être tout à fait enterrés, d’une enfance qui oscille entre joies primaires et tragédie impossible à digérer. Encore aujourd’hui et pour toujours. Roman Polanski demeure, digne et sublime, un vieil enfant de 89 ans espiègle et grave, léger et profond, portant en lui et pour nous l’Histoire qui l’a ballotté d’un mort à un autre, devenu ce cinéaste qui nous fait toucher les ambiguïtés, contradictions et désarrois de toute vie humaine. Barbie perdra toujours face à Polanski.