Il y a (presque) cinquante ans, je sortais du laboratoire GTC de Joinville-le-Pont où je faisais mon stage de montage film, pour traverser la Marne, monter jusqu’au plateau de Gravelle et entrer à l’hippodrome de Vincennes. Je voulais jouer Borélia, une pouliche drivée par Roman Kruger. J’avais eu ce tuyau en chopant une conversation entre pros, au Rendez-Vous des trotteurs, le restaurant-bar attenant aux écuries de Joinville. Il avait fallu ingurgiter l’immonde blanquette de veau servie en plat du jour. Elle courait dans la troisième, il faisait donc déjà nuit. J’avais loué des jumelles en haut de l’escalier du grand hall. Sur les gigantesques cadrans à aiguilles je suivais l’évolution de sa cote au mutuel. J’avais mis au moins dix francs, si je me souviens bien.

Les courses à Vincennes, sous la lumière des projecteurs, c’était beaucoup plus cinématographique que les documentaires dont j’étiquetais les plans, pellicule de son magnétique d’un côté, pellicule d’images de l’autre… j’étais loin du Hollywood dont j’avais rêvé en m’engageant là-dedans. Le vrai cinéma, il était là, sur la piste, et quand Roman Kruger a envoyé la sauce dans le dernier tournant, c’était The Killing (L’Ultime Razzia) mais en vrai. Les tribunes étaient pleines de rage, de protestations, de jubilations, d’hystériques morceaux de fortune dilapidées dans la prochaine. Des vieux, des jeunes, des snobs, des maquereaux avec leur régulière en vison, des maçons avec leur double-mètre en bois dans la poche arrière, des carabins de première année échappés de l’hôpital de Créteil, des metteurs en scène de cinéma avec leur giton, des vrais bouchers de Vaugirard, des faux pronostiqueurs de Paris-Turf qui ne connaissaient même pas Allaire. Comment imaginer que ce monde-là allait disparaître, et qu’on ne ferait rien, pas même un film digne de ce nom, pour le retenir ?

Après avoir tenté pendant cinquante ans de tourner des films aux scénarios tous inacceptables et refusés par la censure bien-pensante de la commission d’avance sur recettes du Centre national du cinéma (qu’ils aillent au diable, ces petits chefs de la culture !), alors que ce monde des turfistes a disparu, avalé par les transmissions vidéo, les ravages d’Internet, la crasse bêtise des dirigeants des sociétés de courses, le moralisme petit-bourgeois (” Mais au final, tu es gagnant ou perdant ? “), un demi-siècle et un coronavirus plus tard, en plein confinement, à huit heures du soir, muni de mon attestation, masqué comme un crétin, je monte dans un taxi : ” Hippodrome de Vincennes, s’il vous plaît. Vous prenez l’autoroute de l’Est. Sortie Joinville. Après, je vous guide. – Y a des courses, ce soir ? – Non, y a un tournage.”

Bois de Vincennes désert. J’entre dans le temple éteint de ma jeunesse hippique. Je traverse le hall en direction des écuries. L’équipe du film est là, comme s’ils avaient envahi mon appartement. Je me promène au milieu de ces acteurs, techniciens, figurants, 50, 60 personnes, ils sont en train de faire un vrai film, avec une histoire (je l’ai écrite, ça ne gâche rien), et avec des moyens énormes, des acteurs connus, un metteur en scène américain, et des chevaux, beaucoup de chevaux, qui font pleurer quand ils gagnent, qui font pleurer quand ils perdent. Et des enfants qui n’en peuvent plus de les aimer, de monter dessus pour se croire les maîtres du monde. Un film avec des “gens des courses”, ceux qui ont traversé toutes les tempêtes, le succès et la débine, le tiercé et le Covid, mais continué de faire naître et d’élever des chevaux, de les soigner, de les entraîner, de les monter et de les driver, d’en acheter et d’en vendre, de rêver et de désespérer, quoi qu’il leur en coûte.

En regardant le tournage de la scène où Tempête, la pouliche, revient victorieuse, je me sentais comme à l’aboutissement de toutes mes ambitions, l’écriture qui mène au cinéma, les courses qui mènent au cinéma. Il est prévu que ce film sorte au début de l’année 2022, dans la glorieuse incertitude de l’art.