Je ne sais pas ce que je leur trouve de tellement ceci tellement cela, mais quand elles s’y mettent à trois, belles comme ça ne se peut pas de savoir qui est la plus douce, la plus tragique, qui est l’aînée, la cadette, elles ont toutes les trois 20 ans quand elles se tiennent ainsi, serrées, debout derrière le piano, chantant le boléro d’Almarán, Historia de un amor, dans la version de Francis Blanche : “Mon histoire/C’est l’histoire d’un amour/Ma complainte/C’est la plainte de deux cœurs/Un roman comme tant d’autres/Qui pourrait être le vôtre/Gens d’ici ou bien d’ailleurs”, alors là, dans la mollesse de mon fauteuil du Club 13, je m’enfonce encore, et je craque.

Il faut dire que ça fait déjà un moment que devant le film de Carlos Chahine, La Nuit du verre d’eau, je me suis laissé attendrir par les images, par l’histoire, par cette route qui sinue à travers la vallée sainte, par cette Mercedes-Benz Sedan modèle 1958 couleur crème qui monte à Hadath El Jebbeh, le village où le Christ a dû s’arrêter, car tout y est miraculeux, l’air, la lumière, la sainte Vierge qui pleure des larmes de sang, à cause de quoi, qu’est-ce qu’on lui a fait, c’est à se frapper le front par terre sous les yeux de l’enfant qui est aussi l’auteur du film. Sous ses yeux, la visite redoutée des caciques de la région qui viennent boire le thé chez monsieur Younès pour lui acheter ses filles. Il en a déjà vendu une, ça négocie pour la suivante, en hectares de vignes, d’oliveraies. Mais elle, elle ne veut pas de ce vieux friqué. Elle a un amoureux, jeune et beau, qui l’embrasse dans la chapelle en ruines. Le drame s’annonce. On voudrait tellement que ça s’arrange, comment peut-on l’imaginer dans les bras de ce type, pas si vieux que ça, pas même libidineux, mais venu l’acheter ?

Sous le regard peu amène de l’enfant, l’apparition du visiteur français, version colonialiste de l’ange exterminateur, courtois, réservé, un médecin qui voyage avec sa mère, peut-on imaginer plus inoffensif ?

Une reconstitution qui tient à trois fois rien

Il y a du sacrifice dans l’air. Toute l’élégance du film de Chahine est dans la montée imperceptible du tragique, dans la torpeur clanique du secret des cuisines. Elles sont tellement fragiles ces trois sœurs, moitié Shakespeare moitié Tchekhov, et totalement soumises à leurs mâles, maris, pères, amants. Soumises aussi à l’enfant, gâté, capricieux, prince héritier. Pour l’anniversaire de ses 6 ans, il réclame à son père un tank, un vrai, un de ceux que les Américains ont débarqués sur le port de Beyrouth pour sauver le Liban d’on ne sait plus quelle guerre. Tous se disputent le pays. A l’époque, ce sont les chrétiens qui règnent et les musulmans qui obéissent.

En guise de tank, papa ramène de la ville un appareil à projeter un film d’actualités où défilent les tanks yankees. Déception cruelle du petit guerrier qui va se consoler dans le lit de sa mère. Freud n’est pas monté jusqu’au village, il n’a pas de Mercedes Benz. C’est l’histoire d’un pays rêvé par un enfant. Un pays où le patriarcat s’effondre à mesure que les filles embellissent. Pour la scène d’amour primitive, entre la fille de monsieur Younès et le visiteur français, Chahine ose le plan fixe. Fixe comme le regard de l’enfant qui regarderait cinquante ans plus tard, figé de stupeur, la chorégraphie des frustrations réciproques, le passage du coït obligatoire qui laisse derrière lui l’effroi du plaisir qu’on y a pris, et devant les années d’un avenir désespérant.

La Nuit du verre d’eau n’est pas un film d’époque, en costume et tout. La reconstitution est son autre réussite, elle tient à trois fois rien, par politesse envers ce qui reste du temps passé, elle reconstitue un souvenir, sans concession au folklore, au vintage. Chahine n’est pas un antiquaire, c’est un grand type, un Libanais de la montagne qui se souvient du verre d’eau que sa mère lui apporta avant de s’enfuir. Il l’a posé sur sa table de chevet en attendant de le boire, ou pas.

* Christophe Donner est écrivain